dix CD classiques à déposer sous le sapin


À l’approche du réveillon, voici notre sélection de dix disques coups de cœur à offrir ou à s’offrir pour des fêtes en musique.

Sabine Devieilhe, Alexandre Tharaud: Chanson d’amour (Érato)

Chanson d’amour Erato

Ne vous fiez pas au titre (référence à un air de Gabriel Fauré) : ce n’est pas de «chanson française» dont il est ici question, mais bien de son corollaire classique : la mélodie. Une heure d’un récital qui puise sa source dans la passion partagée de Devieilhe et du pianiste Alexandre Tharaud pour la poésie française. Entre somptueuses redécouvertes (ces mélodies populaires grecques de Ravel, à la rêverie si délicate et bien trop rarement données, tout comme son Manteau de fleurs), et grands classiques du genre comme Les Chemins de l’amour de Poulenc ou ces Ariettes oubliées de Debussy.

Sans surprise, l’alliance de ces deux personnalités, à la sensibilité communément douce et chaleureuse, fait merveille. Écoutez comme Tharaud se dilue sous la voix aérienne de Devieilhe en un jeu délicieusement perlé dans l’irrésistible mélodie de jeunesse Nuit d’étoiles de Debussy. Ou comment il chante avec elle dans C de Poulenc, puis se mue en orchestre de cabaret dans les Banalités du même Poulenc.

La Rêveuse: London circa 1720 (Harmonia Mundi)

London circa 1720 Harmonia Mundi

Second volet de son cycle consacré à la capitale britannique… Mais premier disque estampillé Harmonia Mundi pour La Rêveuse. Après un premier chapitre dédié aux compositeurs de la Restauration anglaise (et paru l’an dernier chez Mirare), place cette fois à un tout autre univers sonore : celui du Londres de 1720, bouillonnant d’une passion nouvelle pour l’opéra et le style italien, et riche de l’influence des nombreux musiciens étrangers installés sur l’île d’Albion. Fondé et dirigé par la gambiste Florence Bolton et le luthiste Benjamin Perrot (anciens camarades du CNSM de Lyon), l’ensemble baroque évite l’écueil des concertos les plus évidents pour se concentrer sur des pièces aux sonorités moins convenues, consacrées notamment à la viole de gambe et la flûte à bec.

Dès l’ouverture de l’album avec le concerto en ré majeur pour sixième flûte du très méconnu William Babbel, on est émerveillé par les sonorités enchanteresses de Sébastien Marq, déployant après un langoureux duo de violons des mélodies aériennes de flûte, à la grâce infinie. On est tout aussi bluffé par l’agilité sautillante de son allegro final, dans le même concerto de Babbel. Autre délectable découverte, celle du concerto pour quatre flûtes (ici réarrangé pour deux flûtes et deux traversos) de Johann Christian Schickardt, où les quatre instruments s’entremêlent en un savoureux jeu d’imitation. Entre les deux œuvres, sonates et concertos de Corelli, Geminiani ou Haendel rappellent l’attrait populaire des musiciens professionnels comme amateurs de l’époque pour le style italien.

Insula Orchestra, Laurence Equilbey… : Magic Mozart (Érato)

Magic Mozart Erato

Faire s’enchaîner un florilège d’airs ou d’extraits d’opéras de Mozart, du plus célèbre (La Flûte enchantée ou encore Les Noces de Figaro) au plus rare (à l’instar de La Pierre philosophale ou de la pantomime Pantalon et Colombine)… : tel est le pari inattendu de Laurence Equilbey, avec ce nouveau projet discographique, tout juste paru chez Érato. Plus qu’un pastiche mozartien, un véritable «cabaret magique», comme elle aime à le définir. Un rêve d’art total que Mozart n’aurait sans doute pas renié.

Reste que pour donner vie à ce «concert spectaculaire» en dehors de la scène, au disque et par le seul prisme de la musique et des voix, il fallait une distribution à la mesure de ses ambitions théâtrales. Equilbey l’a trouvée en convoquant autour d’elle, outre la toujours aussi lumineuse Sandrine Piau, le meilleur de la jeune scène française d’aujourd’hui : Stanislas de Barbeyrac, Florian Sempey, Jodie Devos, Léa Desandre, Loïc Félix… Ce ne sont pas là que des mozartiens accomplis, mais des chanteurs qui ont un sens profond du jeu, des phrasés et des nuances. Écoutez la délicatesse extrême avec laquelle Barbeyrac entonne l’air du portrait de Tamino, extrait du premier acte de La Flûte enchantée. La douceur de ses pianos dans l’aigu. Ce mélange de candeur et de détermination. Ce sens des contrastes subits où s’expriment tout à la fois l’impétuosité et les hésitations de la jeunesse. On jurerait le voir sur scène. Pour assurer la transition avec l’air de la Reine de la nuit chanté avec une assurance bluffante par Jodie Devos, l’orchestre déroule un sublime adagio extrait du rare Galimathias Musicum, empreint de mystère. L’effet de l’enchaînement est saisissant. Quelle théâtralité, aussi, dans l’air du champagne de Don Giovanni, auquel Florian Sempey prête sa nature épicurienne et sa présence vocale avec délices. Classique des bis de récitals, mais relativement rare au disque, le duo de chats extrait de La pierre philosophale, et qui met aux prises le même Sempey avec la jeune Léa Desandre, est l’une des belles découvertes de cet «ultima récital » choral aux accents mozartiens.

François Lazarevitch, Les Musiciens de Saint-Julien, Fiona McGown: The Queen’s delight (Alpha)

Queen’s delight Alpha

Après le second volet de la trilogie londonienne de l’ensemble La Rêveuse, après le violon-roi à la cour d’Angleterre raconté par l’ensemble Ground Floor et Alice Julien Laferrière dans Il genio inglese (Harmonia Mundi), voici ces «délices de la reine», servis par François Lazarevitch et ses Musiciens de Saint-Julien. Un menu 100 % plaisir, composé autour des ballades et contredanses populaires dans le Royaume-Uni aux XVIIe et XVIIIe siècles. Entre traditionnels anglais et airs de grands compositeurs tels que Henry Purcell, ces tubes à chanter et surtout à danser, puisés pour l’essentiel dans le recueil Dancing Master et que l’on s’arrachait dans les foires sous la forme de feuillets volants qui circulaient à travers toutes les strates de la société, enchantent par leur gaieté ou bien leur mélancolie. Nous entraînent irrésistiblement dans la danse sur des rythmes endiablés, ou nous émerveillent par la délicatesse de leurs mélodies si simples mais si suaves à la fois.

Dès les premiers arpèges du disque, accompagnant la ballade écossaise Bonny Kathern Loggy, on est séduit par les sonorités typiques de l’ensemble, où cornemuses, cistre et tympanon dialoguent d’un bout à l’autre de l’album avec violes, flûtes à bec et harpe. Un mariage du populaire et du savant dont Les Musiciens de Saint-Julien ont fait leur profession de foi, et qui trouve ici sa plus sublime expression. Car comme le rappelle très justement l’historienne de la danse Naïk Raviart, ces airs et contredanses n’étaient pas réservés qu’aux seuls plaisirs de la cour ou de la bourgeoisie londonienne, mais divertissaient toutes les classes sociales : noblesse de province, artisans, commerçants, domestiques… À la campagne, il n’était pas rare qu’elles se mêlent les unes aux autres, le temps de quelques pas.

Autre divine surprise du disque : la voix enjôleuse de la mezzo Fiona McGown, que l’on avait découverte dans un tout autre répertoire (des mélodies de la compositrice contemporaine Camille Pépin), et qui nous transporte ici hors du temps, avec des accents tout à la fois délicieusement baroques dans l’élocution et furieusement modernes dans l’énergie… Rejointe, de temps à autre par le baryton Enea Sorini, qui lorsqu’il ne chante pas se révèle un fabuleux percussionniste.

Thibaut Garcia, orchestre national du Capitole de Toulouse: Aranjuez (Erato)

Aranjuez Erato

Si le concerto d’Aranjuez reste sans conteste le porte-étendard de tout le répertoire pour guitare, et son adagio central l’une des pièces les plus connues du grand public de toute la musique classique, en renouveler l’approche et la vision reste une gageure. Comment redonner à ce thème déchirant, cette mélodie certes très ornementée mais traitée à l’orchestre dans une vision postromantique et quasi cinématographique, une fraîcheur et une authenticité qui corresponde davantage à son sujet ? C’est le défi que s’est lancé le guitariste toulousain Thibaut Garcia pour son troisième album battant pavillon Érato. Une absolue réussite. Le jeune homme, passionné de musique baroque, revient avec son instrument moderne aux sources mêmes de cette commande de 1939 et des intentions du compositeur Joaquin Rodrigo.

Dès les premières mesures, la légèreté du toucher de Garcia, ses sonorités ouatées évoquant la guitare baroque traditionnelle, nous transportent dans un autre temps. La subtilité de ses ornementations, son souci permanent du contre-chant, son extrême précision rythmique et la puissance évocatrice de ses nuances – dont la théâtralité rappelle celle du monde à baroque et le merveilleux du théâtre à machines – font mouche. L’orchestre du Capitole de Toulouse, qui sous la direction de Ben Glassberg fait miroiter avec la même précision des sonorités d’une éclatante clarté et pleines de mordant, est le compagnon idéal pour ce voyage en vieille Castille. Jamais complaisant, le jeu des deux solistes dans l’adagio (où la guitare dialogue avec le cor anglais) parvient lui aussi à renouveler l’écoute par son souci du détail, tant dans l’ornementation que leurs capacités respectives à nourrir leur ligne de chant de nuances infinies.

L’autre force de l’album, outre l’interprétation de ce sommet pour guitare, c’est sa mise en regard avec des pièces qui résument à merveille les intentions de Garcia et Rodrigo. Comme ces pièces solos de Regino Sainz de la Maza – créateur du concerto d’Aranjuez – inspirées par le folklore espagnol et empreintes d’une nostalgie aux accents parfois baroques eux aussi. Ou encore ce singulier concerto de Tansman sous forme de Musique de cour, prenant la forme d’une suite de danses néoclassique à laquelle répondent à la perfection les pièces versaillaises pour théorbe et luth de Robert de Visée, que Thibaut Garcia s’est plu à transcrire pour son instrument…

Emiliano Gonzalez Toro, I Gemelli: Orfeo de Monteverdi (Naïve)

Orfeo Naïve

Le passage à la direction, chez les chanteurs venus du baroque, est décidément un virus contagieux. Après René Jacobs, Nathalie Stutzmann, Paul Agnew, Damien Guillon, Raphaël Pichon ou encore Philippe Jaroussky, c’était au tour du ténor Emiliano Gonzalez Toro de succomber à la tentation en 2018, avec la création de son propre ensemble : I Gemelli. Et comme pour ceux qui l’ont précédé, la réussite fut immédiatement au rendez-vous. Après un premier album remarquable de ferveur, consacré à la musique d’une religieuse milanaise du XVIIe siècle quasi inconnue du grand public (la compositrice Chiara Margarita Cozzolani), le chef-vocaliste transforme l’essai en s’attaquant cette fois à un sommet du répertoire: le fondateur Orfeo de Monteverdi.

Dès la toccata d’ouverture, on est stupéfait par la vivacité de l’ensemble. Ces cuivres aux couleurs telluriques. Ces ornements d’une régularité millimétrée, presque architecturale. Cette pulsation-pulsion. Pulsion de vie qui va. Toujours de l’avant. De manière irréversible. Sans rien laisser deviner du drame qui se prépare. Car c’est bien de théâtre dont il sera question durant l’heure et demie qui suit. Pas le théâtre des passions baroques tel qu’on le concevra bientôt… Mais un théâtre hérité de la Renaissance. Du goût de l’Italie du Seicento pour la tragédie grecque, autant que pour la perspective, les proportions, la géométrie, les mathématiques ou la poétique aristotélicienne.

Autant de racines dans lesquelles Emiliano Gonzalez Toro, guidé par la plume alerte et la fine analyse de sa complice Mathilde Étienne (cofondatrice et soprano de l’ensemble), et servi par un plateau vocal ductile dominé par l’Eurydice solaire d’Emoke Barath, a puisé son interprétation. Dessinant un Orphée au double visage, empreint d’humanité autant que de divinité, et dont la dualité culmine dans l’hypnotique «Possente spirto» de l’acte trois, dont il livre une incarnation d’anthologie. Jouant en permanence, tant dans son propre chant que dans sa vision d’ensemble, sur la symétrie, et la force des contrastes. Faisant naître par son jeu de couleurs instrumentales et vocales des perspectives aussi saisissantes qu’inouïes. Le traitement différencié du chœur (allant du un par voix à l’effectif global), l’alternance entre la profusion de violes et la dimension éthérée de la harpe et du luth, la spatialisation des instruments, la mise en regard des différentes techniques vocales (recitar cantando, chant ornementé, madrigal), les partis pris de tempi volontairement excessifs: tout ici concourt à surligner le génie poétique de Monteverdi relisant Striggio… Et à inscrire cette version parmi les références de ces vingt dernières années.

Daniil Trifonov: Silver Age (Deutsche Grammophon)

Silver Age DG

À 29 ans, le pianiste russe reste sans conteste l’un des musiciens les plus intrigants de sa génération. «Pas toujours facile à suivre», arguent certains de ses rivaux, dénonçant une diversité de répertoire qui, parfois, semble virer à l’obsession. Mais c’est justement là que réside le génie de Daniil Trifnonov. Car qu’il soit dans un programme où on l’attend – les grands romantiques qui ont fait son succès comme Liszt ou Chopin – ou non – chez Mozart par exemple, le jeune homme parvient systématiquement à convaincre l’auditoire qu’il se trouve exactement à l’endroit où il devrait être. Parvenant à faire passer sa virtuosité au second plan, pour favoriser un paramètre que notre monde musical toujours en quête de plus de puissance et de vitesse semble avoir de plus en plus oublié: l’acuité.

Acuité d’une interprétation qui, tout en étant éminemment personnelle, donne l’impression de toujours respecter la pensée du compositeur. Justement parce qu’elle ne se contente pas d’être une simple «relecture», mais parce qu’elle induit un travail d’imagination sonore presque infini, et souvent inouï qui nous replonge dans le processus créatif même de l’œuvre. Acuité d’une dramaturgie intense de la ligne musicale. Avec ses coups de théâtre. Ses nuances éruptives, mais toujours organiques. Acuité, enfin, d’un programme qui tout en étant longuement pensé sonne profondément sincère.

Ce dernier opus discographique du pianiste ne déroge pas à la règle. Confrontation d’un interprète qui semble avoir franchi un nouveau seuil de maturité avec une période clef de la musique russe, et de l’art russe en général: le «Silver Age». Tournant des XIXe et XXe siècle dessinant un modernisme qui marquera aussi bien la Russie que le reste du monde… Installé à New York, Daniil Trifonov sait bien ce que la musique doit à sa propre universalité. Et s’il choisit de bâtir la totalité de ce double album autour de cet «âge d’argent», ce n’est pas tant pour refaire l’histoire de la musique, que pour nouer un dialogue intime avec des compositeurs au tournant de leur génie. Il aurait pu être tentant d’ouvrir cette somme avec l’ivresse du concerto de Scriabine, dont il livre ici une interprétation d’un naturel déconcertant, toute en élégance et en chaleur (avec un orchestre du Mariinsky qui semble le suivre comme un seul homme). Mais c’est un tout autre choix qu’il a fait: celui du questionnement solitaire de la Sérénade de Stravinsky et des Sarcasmes de Prokofiev. La fascinante liberté de ton et le débordement d’imagination à l’œuvre dans la «romance» du premier, et les deux derniers mouvements («Smanioso» et «precipitosissimo») du second, donnent immédiatement la couleur. Celle d’un pianiste dont la palette aussi subtile qu’animale, véritable orchestre à lui tout seul, fait littéralement corps avec la musique qu’il joue.

Correspondances, Sébastien Daucé: Charpentier, Messe à 4 chœurs, carnets de voyage d’Italie (Harmonia Mundi)

Carnets de voyage d’Italie Harmonia Mundi

Qu’aurait été la musique sacrée à Versailles si Marc-Antoine Charpentier n’était tombé malade entre les deux tours du concours qu’organisa Louis XIV en 1683, pour recruter les nouveaux compositeurs de sa Chapelle-Royale? C’est l’une des innombrables questions posées par le passionnant « expodcast » que le Centre de musique baroque de Versailles vient de lancer (www.expodcast.cmbv.fr). C’est aussi la question que l’on se pose à l’écoute du somptueux enregistrement que vient de publier l’ensemble Correspondances de Sébastien Daucé. Le disque est centré sur la Messe à quatre chœurs de Charpentier : témoignage unique, dans toute l’histoire du XVIIe siècle, de messe polychorale française ayant survécu à l’oubli. La partition est sublimée par la transparence vocale et instrumentale de l’ensemble et le souci du détail de Daucé, qui fait ressortir chaque frottement harmonique, chaque nuance délicate, avec une subtilité jusqu’alors inouïe. Renforçant le sentiment d’une œuvre dont l’audace aurait peut-être mis le feu à cette citadelle musicale dominée par Lully qu’était Versailles.

Pour en appréhender la profonde originalité, Sébastien Daucé a pris le parti de la mise en abîme. Faisant précéder la messe d’œuvres que Charpentier avait entendues quelques années avant sa composition, en 1671, lors de son voyage en Italie. Un pèlerinage en terres essentiellement romaines, qui ressuscite les fastes d’une musique religieuse qui, au milieu du XVIIe, rivalise de partitions aux effectifs toujours plus spectaculaires, capables d’aligner jusqu’à… Dix chœurs simultanés! Une ivresse polyphonique qui trouve dans ce disque sa plus vibrante expression avec deux opus à l’esthétique bien différente, mais tous deux saisissants par les couleurs qu’ils déploient: le Magnificat à deux chœurs de Cavalli, dont les jeux d’ombre et de lumière ont la puissance d’évocation du Caravage. Et la Missa Mirabiles elationes maris à quatre chœurs de Beretta, dont la sensualité grandiose subjugue comme l’Hermaphrodite endormi du Bernin.

Georg Nigl, Olga Pashchenko: Vanitas (Alpha)

Vanitas Alpha

Revenir aux sources du lied… C’est-à-dire à l’esprit des salons privés pour lesquels ces mélodies étaient écrites. Tel est le défi que se sont lancé le baryton Georg Nigl et la claviériste Olga Pashchenko pour ce nouvel album, dont le titre – Vanitas – semble plus que jamais dans l’air du temps. Fidèles à l’esprit de ces soirées de lieder, les deux artistes ont choisi de faire dialoguer des compositeurs d’époques différentes, faisant le lien entre Schubert, Beethoven mais aussi la création contemporaine, puisque le disque voit le premier enregistrement mondial du cycle de Wolfgang Rihm, Vermischter Traum. Un opus que le compositeur a écrit au sortir d’une longue maladie en 2017, et qu’il dédiait au chanteur autrichien, interprète fétiche de son opéra Jakob Lenz.

Dès l’ouverture de l’album sur l’air du tendre Im Freien de Schubert, on est subjugué par la lumière douce et apaisante qui se dégage de la voix du baryton. Comme il le détaille lui-même dans le livret du disque, son souhait pour cet enregistrement studio était de retrouver «cette façon de chantonner doucement, presque sans y penser comme si la voix trottinait légèrement sur l’horizon», ce «chant intérieur et pour soi-même» qui était certainement celui auquel songeaient les compositeurs lorsqu’ils s’attelaient à ces airs de salons, puisés dans la lecture intime des poètes qui leur étaient chers. Pari mille fois réussi, tant le mariage de sa voix caressante, jamais forcée mais toujours parfaitement intelligible, sait trouver ici l’accord parfait avec le jeu délicieusement ouaté et les sonorités presque passées d’Olga Pashchenko. Cette dernière, en connaisseuse éclairée des claviers historiques, a choisi une réplique d’un pianoforte Conrad Graf de 1819, dont la table fine et les marteaux légers, associés à des cordes épaisses, épousent à merveille ce mélange de fragilité et de caractère qui colle si bien au timbre de Nigl… Comme aux mélodies tour-à-tour contemplatives ou existentialistes convoquées.

Précédé par le cycle An die Ferne Geliebte (A la bien-aimée lointaine), dont la lecture souriante sonne telle une déclaration d’amour susurrée à l’oreille avec une douceur proprement bouleversante, le Songe mêlé de Rihm, sur des poèmes de l’auteur XVIIe Andreas Gryphius, déploie ses tourments dans un expressionnisme qui montre l’impressionnante palette de sentiments dont les deux artistes peuvent faire preuve. Inséré au cœur du disque, comme le côté sombre et caché de l’âme humaine, il sonde les tréfonds avec une gravité sublime, à laquelle font écho et la voix d’airain de Nigl, et le brillant du Steinway contre lequel Pashchenko troque ici son pianoforte.

Théotime Langlois de Swarte, Thomas Dunford: Mad lover (Harmonia Mundi)

The Mad lover Harmonia Mundi

Passé à deux doigts de la Victoire de la musique, l’an dernier, dans la catégorie révélation instrumentale, le jeune violoniste Théotime Langlois de Swarte ne nous en avait pas moins fait très forte impression lors du concert des révélations auquel il avait participé, quelques semaines auparavant. Et notamment dans cet entêtant «ground» mélodique de John Eccles, extrait de sa suite The Mad Lover, où le violon déploie sa ligne mélancolique sur le tétracorde de la basse obstinée avec une exubérance et une virtuosité qui ne sont pas sans évoquer les célèbres variations autour de La Folia… Avec une sincérité plus déchirante encore.

Ce morceau à la sensualité troublante, dont la neurasthénie harmonique nous fait passer sans cesse du majeur au mineur, est le véritable point de départ de ce premier album en noirs et blancs. Tout imprégné de ce délicat jeu d’ombres et lumières qui caractérisait les toiles de William Dobson, et transparaît ici dans ces musiques si méconnues de ce côté-ci de la Manche et pourtant si familières. La virtuosité héritée du modèle italien n’y est certes pas absente, comme en témoignent ces Variations sur La Folia de Nicola Matteis «l’aîné», violoniste napolitain qui fit l’essentiel de sa carrière à Londres. Ou encore cet allegro extrait des sonates pour violon de Daniel Purcell (que l’on crut longtemps être le frère du célèbre Henry, et ne serait en réalité que l’un de ses cousins). Mais jamais cette virtuosité ne prend le pas sur la langueur atrabilaire, dont les frères John et Henry Eccles semblent des champions toutes catégories.

À l’image de ces frères de mélancolie, Théotime Langlois de Swarte et Thomas Dunford semblent filer ici le parfait amour fraternel, au service d’une musique dont ils ont pu flairer l’essence et l’humeur à plusieurs reprises, notamment chez Les Arts Florissants de William Christie. Ils en ont cette fois passé le seuil opératique pour en explorer les tréfonds chambristes. Excavant pour nous ces diamants noirs à l’éclat mémorable, pour lesquels leur jeu toujours en parfaite harmonie, entre délicatesse suave et expressivité poétique, fait office d’écrin idéal.

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