vague à l’âme au pays des poissons qui parlent


LA CASE BD – Un garçon (très) naïf et une fille (trop) nerveuse affrontent leurs démons – et des mafieux à branchies – dans une drôle d’aventure baignée de mélancolie signée Jim Bishop.

Une maisonnette les pieds dans l’eau, une 2 CV verte décapotable, un ciel sans nuages… La première planche de Lettres perdues dégage un doux parfum de vacances. Avec un soupçon l’étrangeté quand même, car un pélican est juché sur la tête du garçon, nommé Iode. À la page suivante, un poisson-clown facteur lui rend même visite. Zut, pas le moindre courrier, alors qu’il attend des nouvelles de sa mère depuis des lustres! C’est décidé, notre héros ira demain en ville, au bureau de poste, pour tenter de retrouver sa fameuse lettre égarée. Sur la route, il prend en stop une certaine Frangine, chargée d’une mystérieuse livraison…

Dans Lettres perdues, des poissons doués de parole cohabitent avec les humains de Sunville, une charmante station balnéaire dotée de canaux et d’un tramway aérien. Certains vivent dans un bocal monté sur prothèses, d’autres ont la même taille que nous et peuvent respirer à l’air libre. Une prouesse technologique mise au point par Salin Sea, le père de Iode, alors que la pollution humaine a rendu l’océan invivable. «L’écologie, c’est le sujet principal de notre siècle… On est en train de ruiner notre lieu de vie!», s’émeut Jim Bishop (Julien Bicheux, de son vrai nom), qui en a donc fait la toile de fond de son œuvre.

Cycy tente de s’interposer dans un crêpage de chignon de haut vol. Jim Bishop / Glénat

Malgré ce contexte de catastrophe environnementale très dystopique, la BD propose une aventure extrêmement plaisante à suivre, avec des twists scénaristiques et une sacrée dose d’humour. Le ressort comique le plus évident concerne le duo Iode-Frangine, le premier étant un grand naïf au langage très soutenu, la seconde une tornade de violence physique et verbale.

Le personnage le plus hilarant reste Cycy, un poisson-policier à l’ambition inversement proportionnelle à sa compétence sur le terrain. Son expressivité force d’ailleurs le respect. «Bob l’éponge m’a beaucoup aidé, c’est une grosse influence, confesse Jim Bishop. C’est l’un de mes dessins animés préférés, pour son sens de l’absurde mais aussi l’intelligence de son propos, qui nous rappelle qu’on a tous nos névroses, nos tics, nos TOC… et qu’on peut en rire.»

L’auteur réalise le crayonné sur un carnet A5 avant de dessiner les pages au propre en numérique: d’abord tous les personnages, ensuite les décors et enfin les couleurs. «Ça me permet de rester dans une même énergie, sans diluer l’émotion.» Jim Bishop / Glénat

L’action n’est pas en reste car des mafieux se lancent vite aux trousses d’Iode, Frangine et Cycy. De quoi mettre une scène une fusillade mémorable et un combat en plein ciel rappelant Porco Rosso de Hayao Miyazaki. L’influence des grands maîtres japonais traverse tout le récit, d’Akira Toriyama (Dragon Ball) à Eiichiro Oda (Une pièce) en passant Osamu Tezuka dont l’auteur admire le sens de la narration.

Sous ses autours pastel enchanteurs, Lettres perdues cache une dureté, qu’on ne détaillera pas ici pour préserver l’intrigue. Disons seulement qu’une profonde mélancolie habite l’œuvre et qu’il faudrait être sacrément endurci pour rester insensible à son épilogue.

Le pseudo de l’auteur est un double clin d’œil à Jim Morrison des Doors et Bishop d’Extraterrestres. Jim Bishop / Glénat

L’artiste de 36 ans a largement puisé dans son parcours personnel, marqué par le décès prématuré de sa mère et sa décision d’arrêter la BD fin 2018 après seulement trois publications au compteur (deux tomes autoédités de Nubo et Jill et Sherlock chez Ankama, avec YO-one). «J’avais vraiment perdu confiance en moi», se souvient Jim Bishop, qui en est venu à détester son dessin vu à travers du «prisme des nombreux refus» des éditeurs.

Heureusement pour nous, la flamme de Jim Bishop s’est rallumée après que Julien Neel, le papa de la BD best-seller Lou ! , lui a proposé de l’accompagner au festival Angoulême en 2019, ce qui déboucha sur un contrat avec Glénat et la publication de Lettres perdues. Un second départ et le début, espérons-le, d’une belle et longue carrière.

Les maisons BD

De l’action! De l’émotion! Du gag! Jim Bishop / Glénat

Difficile de choisir une planche qui synthétiserait l’esprit d’une BD aussi atypique que Lettres perdues. Essayons tout de même. «Cette page correspond bien à l’univers de la bande dessinée», contrairement à la couverture», confirme Jim Bishop.

Nous sommes en pleine fusillade. Les poissons mafieux sont hors-champ mais on aperçoit les impacts de balles et quatre onomatopées «bang» fournissent la bande-son. Bien que Iode ne soit pas blessé, des larmes coulent sur ses joues… parce que Frangine lui aurait menti. Dans la deuxième case, le temps semble suspendu alors qu’une lueur de compréhension (d’empathie?) passe dans les yeux de la jeune femme. Leur relation, jusqu’ici superficielle et humoristique, gagne une profondeur inattendue. «J’aime bien ce genre de mélange entre une émotion axée sur les rapports humains et un truc plus hollywoodien», explique l’auteur.

Frangine, c’est la sœur dont je rêvais, moi qui n’ai que des frères. Elle a ce côté “je te protège, je vais aller casser la gueule à tout le monde”, badass mais pas sexualisée

Jim Évêque

Le nœud papillon et la blondeur de Iode sont tirés d’une photo d’enfance de son auteur, tout comme certains éléments de sa personnalité naïve et littérale: «Ne pas comprendre une blague au second degré, c’est le genre de choses qui peuvent m’arriver encore aujourd’hui», sourit Jim Bishop. Et Frangine, du coup? «C’est une autre facette de moi, qui est en colère, raconte Jim Bishop. C’est aussi la sœur dont je rêvais, moi qui n’ai que des frères. Elle a ce côté “je te protège, je vais aller casser la gueule à tout le monde”, badass mais pas sexualisée.» Côté look, elle a des airs de Louise Bourgoin et ce n’est pas un hasard: «J’aime bien le charme de cette actrice».

La moitié inférieure de la planche montre le policier Cycy sur le point d’intervenir sur les lieux de la fusillade. «C’est quelqu’un d’ambitieux (il ne pense qu’à sa future promotion, NDLR) mais qui n’y arrive pas… Une part de moi là aussi», commente l’artiste, qui a travaillé dans le BTP avant de se lancer dans la bande dessinée sans connaître le succès escompté. «J’ai été bercé dans un monde de réussite et de compétitivité et je ne m’en rendais pas compte», analyse-t-il, ajoutant que les mangas shônen ont peut-être renforcé cet état d’esprit: «Ce côté “je dois être le plus fort” a pu brider ma créativité et ma manière d’aborder l’art.» Il suit aujourd’hui sa propre sensibilité.

Le poisson monté sur prothèses essaie sans cesse de se convaincre qu’il a l’étoffe d’un policier, car il enchaîne les balles et tourne en rond, dans tous les sens du terme. «Des coups de feu?! Cycy, c’est ton moment! Panique pas! Impose ton autorité, sois ferme, et tout va bien se passer», s’encourage-t-il dans la dernière case, faisant basculer la planche dans le registre de la comédie musclée. Ce drôle de flic découle probablement de l’enfance cathodique de son auteur, bercé aux «films de copains qui envoyaient du lourd en termes de punchlines et d’action», comme la saga Mourir fort avec Bruce Willis ou les films de Schwarzenegger.

La scène annonce le début de la collaboration fortuite entre Iode, Frangine et Cycy. Trois personnages confrontés à une souffrance qui leur est propre mais unis dans l’adversité… Jusqu’où cela les mènera-t-il?

Lettres perdues de Jim Bishop, Glénat, 200 pages, 22 euros.


En bonus, Jim Bishop a accepté de nous transmettre le «prototype» de Lettres perdues, partiellement encré au feutre.

Voici la première planche, non finalisée, de ce qui allait devenir Lettre perdues. Le blouson, la moto et les cheveux rebelles ne seront pas conservés dans la BD, contrairement à la maison et au pélican. Jim Évêque

.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*