Jours de sable ou les doutes d’un photographe dans la tempête


LA CASE BD – Dans une Amérique meurtrie par la Grande Dépression, un photoreporter est chargé de témoigner du drame vécu par les fermiers du Dust Bowl, frappé par la sécheresse. L’occasion pour la dessinatrice Aimée de Jongh de questionner avec brio la puissance et les limites de l’art.

«En tant que photographe, vous avez pour défi de créer une image qui est comme un résumé de la situation… C’est incroyable d’être capable de faire ça!», s’enthousiasme Aimée de Jongh. N’est-ce pas aussi l’ambition d’une couverture de bande dessinée? Celle de Jours de sable, parue en mai dernier chez Dargaud, est un modèle du genre: un paysage crépusculaire étrangement écrasé par la lumière, des champs recouverts d’une épaisse couche de poussière, un photographe courbé par le poids de ses tourments… Comment ne pas être happé?

Le roman graphique se situe en 1937, dans une Amérique en pleine Grande Dépression suite au krach de 1929. Un certain John Clark décroche se voit proposer un job atypique par le gouvernement: réaliser un photoreportage des fermiers du Dust Bowl, une région du centre des États-Unis victime de la sécheresse. D’abord très enthousiaste, le jeune homme est heurté de plein fouet par la violence des tragédies humaines. Les doutes, comme les grains de sable, s’immiscent alors sous la carapace du jeune artiste.

Pour la dessinatrice Aimée de Jongh, tout a commencé avec… une photographie. Sur ce cliché des années 1930, une grande tempête de sable et de petites maisons l’interpellent et l’intriguent. Elle découvre alors le Dust Bowl et se renseigne sur cette page méconnue de l’histoire américaine. «Toutes les photos et les vidéos étaient en noir et blanc. Je me suis demandé: de quelle couleur étaient ces paysages? Jaune? Orange? raconte l’artiste néerlandaise (et francophone!). Je me suis dit: si je fais une BD, ce sera peut-être la première fois qu’il y a des images en couleurs du Dust Bowl…»

La case BD décryptée par Aimée de Jongh

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Bien que chaque chapitre de Jours de sable s’ouvre sur une photographie d’époque en noir et blanc, l’album se distingue surtout par ses superbes couleurs, qui portent la narration: le vert pour les décors urbains du début, le jaune pour les paysages du Dust Bowl, l’orange et le marron pour ses terribles tempêtes, le violet pour le crépuscule, le bleu pour la nuit. Sur les planches, les gouttières se font discrètes, quand elles ne disparaissent pas totalement pour mettre en valeur les beaux dessins en pleine page. Le texte lui aussi sait se faire rare, quand le poids des images – articulées et cadrées avec minutie – suffit. Pas étonnant vu que la dessinatrice a étudié le cinéma et travaillé dans l’animation.

L’autrice s’est longuement documentée pour retranscrire fidèlement la situation dramatique des fermiers du Dust Bowl et le phénomène des tempêtes de poussière. Elle s’est notamment appuyée sur de précieuses interviews de locaux collectées puis transmises par une journaliste de la BBC séduite par son projet de roman graphique. La dessinatrice s’est aussi rendue sur place: «C’est encore aujourd’hui très sec, très vide, très chaud. Ça n’a pas beaucoup changé. Je roulais pendant des heures sans rencontrer d’autres voitures…» La pluie est toutefois revenue en 1939, mais un nouveau Dust Bowl pourrait voir le jour, prévient-elle en postface.

Des antilocapres, antilopes endémiques de l’Amérique du Nord. Il s’agit de l’animal terrestre le plus rapide de l’hémisphère Ouest (jusqu’à 86 km/h) «C’était très clair que je devais utiliser ces animaux dans le livre car, pour les gens de là-bas, c’était une preuve que j’avais visité l’Oklahoma!» Aimée de Jongh / Dargaud

Et Jours de sable met en scène des personnages fictifs, ce n’était pas l’idée de départ. «Je pensais utiliser un photographe ou un journaliste qui avait existé, comme Walker Evans ou Dorothée Lange par exemple, explique l’artiste. Mais quand j’utilise une personne vraie, il n’y a pas beaucoup de liberté : ils ont une vie, une famille, des photos à utiliser… Pour moi c’était une restriction.»

Aimée de Jongh s’est inspirée de sa propre expérience journalistique pour nourrir les questionnements de son protagoniste: «J’ai fait un reportage dessiné en Grèce dans les camps des réfugiés. Un journal néerlandais m’a demandé de dessiner ce que je voyais là-bas et c’était très difficile pour moi, comme John dans le livre. Je devais dessiner des gens désespérés, traumatisés, qui manquaient d’eau et de nourriture. C’était horrible et très compliqué pour moi. J’ai failli arrêter mais j’ai continué et j’ai utilisé cette expérience pour le livre.»

Les maisons BD

«J’ai d’abord dessiné les photos dans le mauvais format et j’ai dû toutes les changer pour les rendre plus carrées», sourit l’artiste. La relecture d’un photographe professionnel lui a permis de rectifier à temps. Aimée de Jongh / Dargaud

«Beaucoup de journalistes me demandent pourquoi je n’aime pas la photographie», s’amuse Aimée de Jongh. En apparence saugrenue, cette question dénote une confusion entre l’artiste et son personnage qui, confronté aux limites de son métier, doute de plus en plus au fil de l’album. «Pour John, c’est une trajectoire très personnelle car il avait un père photographe. Ce père était violent. Pour attirer son attention, il essaye de devenir photographe. “Si je fais de la photo, il m’aimera”. Bien sûr, cela ne marche pas comme cela. Il est finalement devenu photographe mais il ne croit pas vraiment à la fonction de la photographie», analyse l’autrice.

La photographie serait-il inutile? Synthétiser une personne, une idée ou une situation en un cliché unique relèverait-il forcément de la simplification outrancière, voire de la manipulation? Jusqu’où peut-on tordre la réalité sans la trahir? La planche ci-dessus, qui superpose des «photos» N&B à des dessins en couleurs cadrés plus largement, pose ainsi la question cruciale du champ et du hors-champ. Dans la première case, un homme heureux pose fièrement avec son camion (champ), alors que ses proches sont enterrés à côté (hors-champ). Dans la deuxième case, une femme porte son nourrisson sur le perron de sa maison (champ), laissant penser qu’il s’agit d’une mère célibataire, alors que son mari et son fils sont à proximité (hors-champ). Ces exemples extrêmes alimentent la piste de la tromperie… Pour autant, l’histoire-même du Dust Bowl n’aurait-elle pas disparu sans les nombreuses photos prises à l’époque?

Parfois, on finit par croire que dessiner est inutile

Aimée de Jongh

L’utilisation du hors-champ se retrouve bien sûr dans l’art de la bande dessinée, qui joue aussi sur le hors-champ narratif (l’ellipse temporelle) grâce à la gouttière. Alors justement, Aimée de Jongh doute-t-elle parfois de la pertinence ou de l’utilité de son art? «Oui, bien sûr. Parfois, on finit par croire que dessiner est inutile, mais je pense que c’est pareil pour tous les artistes, musiciens, peintres… C’est un travail qui produit des choses qui ne sont pas nécessaires pour vivre. Ce n’est pas comme fournir de l’eau, de la nourriture ou de l’électricité !» Sauf que les BD ont évidemment d’autres fonctions, comme profiter d’un «moment tranquille» dans notre quotidien frénétique… ou «développer l’empathie».

Pour en revenir au métier de photoreporter, Jours de sable s’interroge sur la distance avec le sujet lorsque John commence à s’attacher à Betty. Une relation très pudique et émouvante. «Quand le journalisme est ami avec son sujet, cela donne des images différentes, spéciales. Pour un photographe, cela permet de s’approcher, d’entrer dans les maisons, les chambres, voir la vie de tous les jours, estime la dessinatrice. Le risque quand on devient ami, c’est de vouloir protéger la personne… et donc ne pas prendre la photo!»

Que décidera finalement John? Pour le découvrir, il faudra lire l’album, l’un des tout meilleurs de l’année.

Jours de sable, d’Aimée de Jongh, Dargaud, 288 pages, 29,99 euros.

Quelques photos prises par John au cours de son reportage. Aimée de Jongh / Dargaud

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