avec Marc Dugain, la revanche d’une héroïne majestueuse


CRITIQUE – Le romancier et cinéaste adapte le destin de l’héroïne balzacienne dans une veine délicatement féministe. Une façon de moderniser le roman, tout en offrant à Olivier Gourmet un rôle de patriarche avaricieux qui restera dans les mémoires.

Adapter, c’est trahir, dit-on. L’écrivain et cinéaste à succès Marc Dugain, à qui l’on doit La Chambre des officiers ou Une exécution ordinaire, où il stigmatisait les méfaits du stalinisme, ne le sait que trop. Il en a fait son métier.

En choisissant de se frotter à un monument littéraire tel que Balzac, il sait néanmoins qu’il s’appuie, comme son compère Xavier Giannoli, qui a jeté son dévolu sur Illusions perdues , sur un récit à la puissance romanesque sans faille. D’emblée le générique prévient: «Librement adapté de l’œuvre d’Honoré de Balzac.» Marc Dugain vient mettre son grain de sel dans le bouillon balzacien! Mais il le fait avec finesse, précision, et avec un trio d’acteurs hors pair: Olivier Gourmet, Joséphine Japy et Valérie Bonneton.

Eugénie Grandet est l’anti-Père Goriot. Là où dans Goriot, Balzac contait le triste sort d’un père fortuné, dévoué jusqu’au sacrifice à ses deux filles, Eugénie Grandet brosse le portrait d’un patriarche tout-puissant, tonnelier de province qui déploie des trésors de séduction à l’extérieur pour mieux dissimuler une terrifiante rudesse intérieure. Quand le film commence, le réalisateur offre d’ailleurs une scène clé qui en dit long sur la personnalité de cet homme redoutable.

À quelques lieues de Saumur, le Père Grandet (Olivier Gourmet magistral de rouerie malicieuse) attend Chartier, un acheteur à qui il compte vendre une vieille église en ruine. Grandet palabre, ergote, négocie. La discussion montre toute la complexité du personnage, sa brutalité sous le velours doucereux des pièges qu’il tend. «C’est presque sacrilège de détruire ce que la foi a construit. C’est un coup à s’attirer une malédiction divine», lui oppose l’homme. «Vous voilà soudainement dévot, Chartier! Faites-moi une offre raisonnable ou je vous tourne les talons pour toujours », lui assène Grandet. Tel un fieffé Raminagrobis, le patriarche matois se pourlèche les babines, car il sait qu’il a déjà remporté l’affaire. En rentrant chez lui, il trouve sa femme et sa fille qui attendent sagement de passer à table.

Filmé en clair-obscur

Une pendule sonne. La flamme des bougies vacille. Le bouillon fume. On fait alors connaissance avec la belle et sage Eugénie. Joséphine Japy incarne avec justesse une fille à marier «plus de la première jeunesse». Jeune femme hiératique qu’on devine écrasée par son père, l’héroïne attend que quelqu’un qu’elle aime la demande en mariage. Pour cela, encore faudrait-il que Félix Grandet lui accorde une dot. À cela, l’intéressé répond sèchement: «Le bonheur de ma fille vaut-il de se débarrasser d’une somme d’argent forcément considérable? J’attends d’en être persuadé.»

Marc Dugain fait de son film un hymne à la résistance passive

Car, oui, c’est bien le tableau d’un avaricieux de la pire espèce que dépeint Marc Dugain dans Eugénie Grandet. Le cinéaste use de sobriété pour y parvenir. Le film frappe par son dépouillement, ses non-dits, ses ellipses. Filmé tout en clair-obscur, à la manière des toiles de Vermeer de Delft, le récit d’Eugénie Grandet se mue progressivement en une fine étude psychologique. Notamment lorsqu’il s’agit de montrer l’affrontement d’un père contre sa fille. Grandet confine celle qu’il considère comme sa propriété. Eugénie, elle, résiste par le silence, Pénélope marmoréenne qui endure sans broncher les tourments qui lui sont infligés, condamnée à des travaux d’aiguilles sans fin, tout en contemplant la nature de sa fenêtre. Même l’arrivée à Saumur du beau Charles, cousin parisien désargenté lui offrant soudain la révélation de l’amour, lui donnant même le courage de contrevenir aux ordres paternels, n’y fera rien. Grandet referme bien vite sur elle le couvercle de la marmite paternelle.

Pourtant, Marc Dugain fait de son film un hymne à la résistance passive. En modernisant le roman, il offre un destin à cette héroïne majestueuse. Il permet à une femme effacée de réapparaître dans le paysage. Contre les barrages les plus durs, la fluidité d’un filet d’eau fera toujours son office et se fraiera finalement un chemin. Peut-on parler de féminisme? Marc Dugain ne force jamais le trait. Il laisse simplement germer l’espoir. En cela, il reste fidèle à l’esprit balzacien.

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