Un point médian, un astérisque, deux points… La bataille de l’écriture inclusive fait rage en Suisse


Assurer la neutralité du genre par écrit est une affaire délicate. Le pays, qui emploie quatre langues, pourrait bientôt soumettre la question à une votation.

Depuis les années 1990, l’administration suisse encourage l’utilisation dans les trois principales langues nationales (allemand, français et italien) de l’écriture non sexiste et épicène. Le pays aurait ainsi, selon les spécialistes, un train d’avance sur la France en matière d’écriture inclusive. Pourtant, la question est récemment devenue un sujet brûlant, au point que la population pourrait devoir voter. Outre l’utilisation de mots neutres, cette écriture préconise d’user à la fois du féminin et du masculin quand on s’adresse aux hommes et aux femmes, et remet en cause la règle d’accord de la langue française selon laquelle, au pluriel, «le masculin l’emporte sur le féminin».

Mais ce sont les graphies comme «les député.e.s» ou «les électeur·rice·s», toujours plus en vogue, qui sont à l’origine de la récente polémique. Leurs détracteurs pointent leur illisibilité ou le sectarisme politique de cette écriture. Alors qu’en France, l’Éducation nationale a récemment interdit son utilisation, en Suisse, divers élus, essentiellement de droite, militent pour son éradication. «Ces formes avec des points ou des points médians sont très visibles, très controversées. Sinon, les gens sont beaucoup plus ouverts par rapport à des doublets et d’autres formes, par exemple les électrices et les électeurs, l’électorat, les personnes qui votent», relève auprès de l’AFP Daniel Elmiger, professeur de linguistique à l’Université de Genève.

Le feu aux poudres à la RTS

Signe des tensions en Suisse, la Chancellerie fédérale a proscrit à la mi-juin l’usage dans les textes de la Confédération en allemand de l’astérisque et d’autres signes typographiques qui incluent le masculin, le féminin mais aussi les personnes dites non binaires, estimant qu’ils causent toute une série de problèmes linguistiques.

Exit ainsi les termes «Bürger*innen» ou «Bürger:innen» qui étaient utilisés pour attribuer un genre neutre au mot «citoyens». Le combat se poursuit au Parlement, où le député Benjamin Roduit, du Parti démocrate-chrétien (centre), a présenté en mars une motion, pas encore débattue, demandant que l’administration fédérale maintienne les règles de la langue française «sans y déroger en faveur d’une écriture dite inclusive ou langage épicène».

Ces derniers mois, c’est la télévision suisse publique RTS qui a mis le feu aux poudres en adoptant le langage inclusif et épicène à l’antenne, les «Bonsoir à tous» disparaissant au profit des «Bonsoir et bienvenue». De quoi provoquer le ras-le-bol de la section suisse de la Défense de la langue française (DFL) qui dans une lettre ouverte à la RTS lui a demandé, le 8 mars, de renoncer à cette réforme.

Je ne vois pas en quoi cela pourrait aider la cause de la femme » de mettre « les points entre les lettres

Aurèle Challet, ancien journaliste sportif

À la tête de DLF-Suisse, Aurèle Challet prévoit d’organiser fin octobre à Genève les premiers «États généraux de la langue française en Helvétie», et entend réunir suffisamment de signatures pour lancer un vote, comme le permet la démocratie directe suisse. L’initiative populaire «vise à interdire l’écriture dite inclusive dans toute la Suisse, on ne parle pas de l’épicène, mais bien des points entre les lettres», explique à l’AFP cet ancien journaliste sportif qui ne voit pas «en quoi cela pourrait aider la cause de la femme» de mettre «les points entre les lettres au lieu de les mettre sur les i». Typographe de formation, il déplore l’introduction de cette écriture dans les administrations mais également bientôt dans les écoles. Profitant du prochain renouvellement des manuels scolaires dans les cantons francophones, les autorités suisses entendent en effet introduire dès 2023 quelques éléments du langage épicène.

On voit une société qui commence à se rendre compte de cette puissance patriarcale (…) où tout tourne autour des hommes, de la cour d’école à notre manière de nous habiller et de parler. On voit que la question du langage s’insère dans un mouvement qui vise à plus d’égalité

Pascal Gygax, psycholinguistique à l’université de Fribourg

Pascal Gygax, psycholinguistique à l’université de Fribourg et auteur du livre Le cerveau pense-t-il au masculin?, défend cette «re-féminisation» de l’écriture, y compris dans les salles de classe. «On voit qu’il y a maintenant des courants plus égalitaires – on l’a vu avec le hashtag MeToo par exemple. On voit une société qui commence à se rendre compte de cette puissance patriarcale (…) où tout tourne autour des hommes, de la cour d’école à notre manière de nous habiller et de parler. On voit que la question du langage s’insère dans un mouvement qui vise à plus d’égalité», a-t-il dit.

Pour Janna Kraus, de l’association Transgender Network Switzerland (TGNS), le fait d’être «contre un langage équitable ne doit donner à personne le droit d’interdire son utilisation par d’autres. (…) L’existence de personnes qui ne sont ni homme ni femme n’est pas un sujet de discussion, mais un fait social et scientifique. Cela n’a donc aucun sens de déguiser cela linguistiquement, (…) simplement pour suivre certaines habitudes arbitraires», a affirmé Janna Kraus à l’AFP.

.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*