Salaires, recrutements, perspectives… Pour ses 20 ans, l’Inrap prépare sa mutation


Un tiers des archéologues, pionniers du genre, sont sur le point de partir à la retraite. Un défi pour l’Institut d’archéologie préventive dont le travail est reconnu mais le personnel pas toujours payé en retour.

Les clameurs qui se multiplient tiennent davantage des sécessions de la plèbe que des triomphes impériaux. En mars, ils étaient plusieurs dizaines à s’agiter autour du podium de la Maison Carrée de Nîmes, l’un des temples romains les mieux conservés de l’antiquité : les gilets orange qui s’activaient alors, dans l’ancienne Nemausus n’étaient pas de mythiques barbares armés jusqu’aux dents, mais des manifestants, des techniciens des chercheurs munis de pancartes. Des archéologues en grève. Peut-être bien les mêmes à qui l’on doit la découverte de vestiges gaulois près de la tour Magne, ou la mise au jour d’une domus romaine non loin de la Maison Carrée. Depuis plusieurs mois, tous revendiquent une politique d’embauche massive et une revalorisation salariale différée depuis près de vingt ans. Soit depuis les débuts de l’Inrap.

Institué par la loi de janvier 2001 puis inauguré l’année suivante, l’Institut national de recherches archéologiques préventives s’apprête à souffler dans les prochains mois sa vingtième bougie. Établissement public chargé des diagnostics et des fouilles réalisées en amont de chantiers de construction, l’Inrap est l’un des acteurs majeurs de l’archéologie en Europe, où la structure n’a guère d’équivalent. Des villas romaines d’Aquitaine à la Vénus d’Amiens en passant par l’occupation précolombienne des Antilles et les tombes mérovingiennes de Luxeuil, les découvertes de l’Institut s’invitent volontiers en une de la presse où elles exercent une capacité d’émerveillement. Et pourtant.

Les archéologues de l’Inrap – ici sur le chantier d’Exideuil (16) – réclament une hausse des salaires, une politique d’embauche plus active ainsi que de meilleures conditions de travail. Guillaume Teillet

Derrière le rayonnement du métier, les quelque 2000 agents contractuels qui se consacrent aux œuvres silencieuses de l’archéologie peinent à se sentir estimés. Ce vivier précieux est aujourd’hui miné par le vieillissement du personnel – près de 800 archéologues devraient partir à la retraite dans les dix prochaines années – et par une grille salariale qui, sans évolution depuis 20 ans, n’offre aux archéologues débutants bardés de diplômes qu’un salaire dérisoire. Situation paradoxale à l’heure où l’institution française peut se targuer d’un foisonnant bilan en matière de fouilles, les femmes et les hommes de l’Inrap se sentent oubliés de leurs deux ministères de tutelle – celui de la Culture et celui de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Un véritable nœud gordien pour l’Inrap, au moment où l’institution prépare l’archéologie préventive de ces 20 prochaines années.

Des salaires de l’âge de pierre

«On a les salaires les plus bas de la fonction publique, déplore l’archéologue Séverine Hurard, co-secrétaire générale SGPA-CGT Culture. 60 % des collègues à l’Inrap sont en catégorie 3, dont le salaire, avec 15 ans d’expérience, est fixé à 1700 euros par mois. Qui plus est, entre 2002 et aujourd’hui, on a tous perdu 500 euros net par mois.» Un constat partagé par son co-secrétaire Pierre Pouenat, qui dénonce la progressive «smicardisation» des archéologues depuis 20 ans. «Un agent qui commence en CDD est en catégorie 2, donc en dessous du Smic, ce qui oblige l’employeur à verser une indemnité différentielle. Quant à la catégorie 5, celle des ingénieurs de recherches, son premier échelon est situé à 1,25 le Smic», détaille-t-il. Ce manque de considération salariale touche tous les archéologues de l’Inrap, des nouveaux venus aux briscards chevronnés, selon l’archéologue Michel Tauveron : «Avec 30 ans d’archéologie derrière moi et une habilitation à diriger des recherches, je suis payé royalement, sur le chantier où je suis, 1850 euros brut, en tant que technicien de fouille». «On est en train de verser du côté des travailleurs pauvres», résume Pierre Pouenat avec amertume.

Chantier de fouille sur le parvis sud de la cathédrale Notre-Dame, à Rouen, en 2019. Sylvain Mazet/Inrap

Mobilisée depuis des mois, l’intersyndicale dénonce «l’aumône» avancée par le ministère de la Culture. Depuis les dernières discussions, le 26 mai, les syndicats reconnaissent cependant des propositions «qui vont dans le bon sens», avec la piste d’une augmentation indemnitaire de 100 à 120 euros nets par mois pour 2022, ainsi qu’une revalorisation de la grille des salaires pour 2023. En attendant la prochaine réunion, en juin, Benoît Oliveau, responsable CNT-CCS, souligne que le compte n’y est pas encore et que le montant de l’indemnité comme la «vague promesse» d’améliorations doivent être précisés. Ces aspirations sont en tout cas partagées par le président de l’Inrap, Dominique Garcia. «Ce n’est pas du luxe, c’est normal et la direction et ses tutelles font tout depuis de long mois pour faire aboutir ce dossier. Il faut cependant construire un dispositif rapide et durable qui ne mette pas en péril l’établissement», explique-t-il.

Moins visible au printemps que le mouvement d’occupation des théâtres ou que les manifestations contre la réforme de l’assurance chômage, la mobilisation des archéologues ne doit donc pas s’essouffler. «On a une riche histoire de luttes et d’actions collectives et syndicales dans cet établissement, mais c’est la première fois qu’on se bat vraiment pour nos salaires», remarque Pierre Pouenat. Et pour cause, la création de l’Inrap a été le point d’arrivée de près de 30 années d’une archéologie pionnière que la moitié des agents actuels ont vécues et activement contribué à faire advenir.

La vieille garde de l’archéologie de sauvetage

L’Inrap a, pour ainsi dire, bondi tout armé de la cuisse de Jupiter. Celui-ci, s’appelait l’Afan. Créée en 1973, l’Association pour les fouilles archéologiques nationales est la matrice institutionnelle, la maison mère de l’archéologie préventive, alors plus crûment désignée du terme d’archéologie de sauvetage. Son époque, pionnière, celle de toutes les difficultés, est marquée par des occupations de sites et des fouilles effectuées en parallèle aux chantiers de construction. «À l’époque nous étions un peu le Samu de l’archéologie», se souvient Dominique Garcia qui, comme les autres chercheurs de sa génération, a une expérience de première main de cette période. «On venait le soir, le week-end, quand les travaux de construction s’arrêtaient, et on essayait de sauver un maximum de vestiges avec peu de moyens.» Faute de cadre réglementaire, les conflits entre fouilleurs et les aménageurs tournent plus d’une fois au rapport de force. «Tout se négociait au cas par cas, rappelle Séverine Hurard. Il y a eu des cas où des collègues ont été à deux doigts de s’enchaîner aux engins mécaniques pour pas que le chantier suive son cours.»

Cortège parisien d’archéologues en grève, en 1997. À l’époque, l’ensemble du secteur de l’archéologie s’était ému et révolté de la destruction volontaire de vestiges anciens à Rodez (Aveyron) par des promoteurs immobiliers, avec l’aval – en novembre 1996 – d’Alain Juppé, alors Premier ministre. Marc Talon

Avec les années, les scandales patrimoniaux se multiplient et font éclater au grand jour l’encadrement insuffisant de ces fouilles. Un fiasco de trop conduit, à partir de 1997, à l’organisation de l’archéologie préventive et à la création de l’Inrap, bâtie sur les cendres de l’Afan et sur l’expérience de ses agents. S’ouvrent alors pour les grognards endurcis de l’archéologie de sauvetage quelques mois de monopole qui s’achèvent avec l’ouverture à la concurrence, dès 2003, et les contrecoups violents de la crise économique de 2008. «Pour les archéologues de l’Inrap, ça a été une guerre pour la survie de l’établissement, note Benoît Oliveau. On a vu les boîtes privées nous tailler des croupières.» Pas encore président à cette époque, Dominique Garcia évoque lui aussi des années «très difficiles» pour l’Inrap, avec une multiplication des acteurs privés au plus fort de la crise, marquée par une contraction du nombre d’aménagements, et donc des chantiers. Depuis, la situation est revenue à un point d’équilibre, même si les tensions ont changé de nature.

Car les archéologues les plus vénérables de l’Inrap approchent désormais de la fin de leur carrière. Un tiers des effectifs devrait ainsi être renouvelé dans les prochaines années ; un défi sans précédent pour l’Institut. «La première génération d’archéologues qui a inventé le préventif est en train de partir à la retraite», observe Séverine Hurard. Or, à l’image de la société française, l’âge moyen des agents à l’Inrap est trop avancé et créé un déséquilibre. «On a une pyramide des âges complètement gonflée», abonde Benoît Oliveau. «Il va falloir recruter !». L’hémorragie qui commence tout juste devrait accélérer dans les prochaines années, aidée par le départ d’agents dépités par l’obligation d’abandonner des chantiers prometteurs faute de moyens. S’ajoute le statut précaire des nouveaux fouilleurs, maintenus en contrats courts. «À force d’avoir l’impression de purger des sites pour la construction, plutôt que de faire de l’archéologie pour de l’archéologie, on en vient à perdre parfois le sens de nos missions, à ne plus savoir pourquoi on travaille», résume Séverine Hurard.

Le travail de l’archéologue ne se limite pas qu’aux fouilles à proprement parler. Ici, une spécialiste réalise des photographies au centre de recherches archéologiques de l’Inrap à Nîmes, en 2011. Myr Muratet/Inrap

Nouvelles générations, nouvelles spécialités

Un plan de recrutement en CDI a été relancé en 2020. 16 nouveaux archéologues ont rejoint l’Inrap l’an dernier et 75 postes ont été ouverts aux candidatures en avril afin de «préparer le renouvellement des compétences et assurer la transmission des savoirs». En tout, 800 agents devraient être embauchés d’ici l’horizon 2032. Parmi les profils recherchés : des spécialistes des zones polluées et difficiles d’accès, des anthropologues, des archéologues du bâti, des géophysiciens… Un plan salué dans son principe par les responsables syndicaux qui redoutent néanmoins des «effets d’annonces» suivis de recrutements effectifs moins nombreux et d’un retard dans le renouvellement des agents. «Chaque année, on a en moyenne 60 personnes qui s’en vont de l’établissement», prévient Séverine Hurard. Malgré l’aura certaine qui entoure la profession, combler les départs, volontaires ou non, n’est pas chose aisée. En dehors du haut niveau de qualification, le quotidien physique et pénible du métier a rebuté plus d’un étudiant en archéologie. «Entre l’image d’Épinal et la réalité d’une fouille programmée pendant l’été, il y a déjà un très gros écart ; et en préventif c’est encore plus coriace et éprouvant, à cause de la cadence qu’imposent les délais à respecter, observe-t-elle. C’est redoutable, il n’y a pas de repos pour les braves.»

L’archéologie sous-marine devrait se développer dans les prochaines années (photo: archéologues au large de La Possession, à La Réunion, en 2012). Jean-François Rebeyrotte/Inrap

En dépit de ces turbulences démographiques qui s’annoncent, les prochaines années pourraient voir l’Inrap explorer de nouveaux champs de prospection, notamment à l’international et sous les mers. «Nous avons notamment fouillé au Cambodge, à Angkor, mais aussi en Algérie… Aujourd’hui l’Inrap est contacté partout pour son savoir-faire scientifique et culturel ; en Angleterre, en Italie, au Pérou..», assure Dominique Garcia. Avec l’Inrap, une nouvelle école française de l’archéologie rayonne et peut faire, à juste titre, son orgueil. «Pratiquement toute la communauté européenne nous envie l’établissement», constate Benoît Oliveau. Les côtes et les fleuves devraient en particulier voir affluer les chercheurs dans les prochaines années «La loi sur l’archéologie préventive ne s’applique au domaine maritime que depuis deux ans», souligne avec entrain Dominique Garcia. La pose de câbles sous-marins ou la construction de champs d’éoliennes présentent ainsi de nouveaux chantiers, tant en métropole qu’en Outre-mer.

Autant de perspectives qui, malgré les difficultés, renforcent l’attachement des archéologues de l’Inrap pour leur maison. «Nous sommes tous très fiers de l’établissement, même si sa dignité a été érodée ces dernières années», ajoute Séverine Hurard. «Beaucoup de collègues éprouvent une certaine fierté de travailler à l’Inrap pour ce qu’il représente aujourd’hui mais aussi pour tout ce qu’il a représenté, pour tout ce qu’il a fallu faire pour en obtenir la création. On aimerait que cette structure reste la maison dont on a tant rêvé pendant des années et qu’on a obtenue de haute lutte». L’âge des pionniers de l’Inrap s’achève. Avec de nouveaux archéologues, de nouveaux salaires et une confiance renouvelée, peut-être qu’un âge d’or prendra à son tour son envol au sein de la discrète institution dont le siège parisien est installé – ça ne s’invente pas – rue d’Alésia.

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