Lorraine Cœur d’Acier, la radio pirate qui donnait la parole à la classe ouvrière


CASE BD – Tristan Thil et Vincent Bailly racontent l’aventure épique de la radio libre emblématique, créée par la CGT en 1979 à la veille de la libération des ondes il y a quarante ans.

En mars 1979, les ouvriers de Longwy ont trouvé une voix. Née libre au sein des combats contre le démantèlement de la sidérurgie en Lorraine, sous l’égide de la CGT, Radio Lorraine Cœur d’Acier, a posé un jalon fondamental dans l’histoire des luttes sociales et des radios pirates. «Une radio pour vivre, travailler et décider en Lorraine» que racontent Tristan Thil (scénario) et Vincent Bailly (dessins). À travers les yeux d’une famille ouvrière, sur fond du plan Davignon et de ses 22.000 suppressions d’emplois pour sauver la sidérurgie, le lecteur plonge dans les coulisses d’une radio qui a libéré la parole, pendant deux années. On y rencontre Camille, le protagoniste âgé de 18 ans, participant activement à la vie de la station et caressant le rêve de s’éloigner de l’usine. Son père, Eugène, sidérurgiste et délégué CGT, d’abord hostile au principe d’ouverture de la radio, pour qui il n’y a de vertu que dans le débat libre, offrant la parole à tout le monde, y compris à la droite et aux patrons. Malgré ses réticences, l’ouvrier se laissera embarquer lui aussi dans cette aventure collective. Maria, la mère, profite, quant à elle, de cette occasion inespérée pour s’exprimer et s’émanciper du patriarcat.

Convergence de drames

Le lecteur est touché par la condition d’immigré d’Ismaël qui lui aussi aura droit à son moment privilégié pour exprimer ses appréhensions face à la crise économique qui s’annonce. « Bientôt vous verrez, la crise et le chômage ce sera de notre faute», présage-t-il. Les drames sont multiples mais convergent tous vers les ondes rebelles de Lorraine Cœur d’Acier, animée par les journalistes Jacques Dupont et Marcel Trillat, qui paieront les frais de leur engagement et dont les auteurs saluent largement le courage. Relayé par le trait lumineux et aquarellé de Vincent Bailly, le récit à la fois édifiant et émouvant rappelle l’engouement salutaire de l’aventure collective face à l’adversité. Quand la parole de toute une population se libère, le joug d’une vie laborieuse ainsi que les fumées viciées de l’usine deviennent d’emblée moins irrespirables.

«En 1979, Tristan Thil n’était pas né et Vincent Bailly avait douze ans, loin de Longwy. Et les voilà à se colleter avec un des tout derniers grands de lutte de la classe ouvrière. Chapeau!», a salué l’auteur lorrain Baru dans sa postface dessinée de l’album. Baru, sacré grand prix à Angoulême en 2010, sait de quoi il parle : depuis des décennies, il a fait de la culture ouvrière la substance de son œuvre. Tristan et Vincent, en livrant ce témoignage saisissant de la libération des ondes, peuvent s’enorgueillir d’en être de dignes héritiers.

La case BD: décryptage de Vincent Bailly

Cette planche marque le début de l’aventure de la radio libre Lorraine Cœur d’Acier. Futuropolis

«Cette planche se situe au tout début de l’aventure Lorraine Cœur d’Acier. C’est le moment où la CGT s’est décidée à monter une radio pirate à une époque où les ondes n’étaient pas encore libérées. Cela se fera plus tard avec Mitterrand. La CGT a des moyens techniques qui dépassent la plupart des radios pirates d’alors. Elle va installer une bonne antenne sur le clocher de Longwy-Haut, sur la place Darche, qui arrosera la région jusqu’à Strasbourg. Le pouvoir en place, ne supportant pas l’idée, n’aura de cesse de brouiller ce signal. Cette première planche montre le démarrage avec les journalistes Marcel Trillat et Jacques Dupont.

«J’ai commencé la séquence par deux cases muettes avec les techniciens pour ensuite amorcer un travelling allant d’une vue extérieure de la mairie où je place le lecteur derrière la foule. Il s’agit de montrer la grande affluence pour ce lancement, comme ce sera le cas pendant les 17 mois de vie de la station. On pénètre ensuite à l’intérieur du bâtiment avec l’“aquarium” hébergeant la radio et on découvre les deux journalistes, avant un gros plan sur Marcel Trillat. La case panoramique, assez emblématique, est une vue de la sortie B de l’usine de Senelle. On y voit les nuages de dégagement, à l’aspect rougeoyant, qui dominaient la ville et provoquaient des toux persistantes chez les ouvriers. Cela traduit l’omniprésence de l’usine autour de laquelle toute la vie de la population tournait ainsi que la dimension dramatique du plan Davignon, qui liquidait la sidérurgie en Lorraine alors que tout le monde vivait de cette industrie.

« Un dessin trop construit n’est pas toujours un dessin qui raconte »

Vincent Bailly

«Ma mise en scène tend à montrer aussi l’excitation et l’optimisme qui entouraient le lancement de la station. Pour la classe ouvrière, s’exprimer au micro des journalistes est une vraie nouveauté. Pour eux, cette prise de parole va pouvoir changer les choses. C’était joyeux. Les gens ont aimé cette expérience très forte. J’ai souhaité mettre en avant l’engouement suscité par ce vent de liberté et cet humanisme. Les ouvriers auraient voulu évidemment que les choses se déroulent autrement. Ils sont ambivalents dans leur rapport à l’usine; la vie est dure mais ils aiment leur cohésion de groupe.

«J’ai travaillé en couleur directement, utilisant des acryliques avec un encrage au feutre et au pinceau. Je mets d’abord en place les ombres et les contrastes par un lavis noir et gris avant d’ajouter les tons d’ambiance. Je ne suis pas resté sur l’imaginaire des villes industrielles grises et cafardeuses. Je voulais quelque chose de lumineux, pour défendre cette époque où il s’est déroulé plein de choses : les jaunes de la forge et le rouge des fumées qui est aussi la couleur de la lutte. J’ai privilégié un trait enlevé, à la limite de l’esquisse pour servir l’histoire. Un dessin trop construit n’est pas toujours un dessin qui raconte. Un emprunt à Baru qui m’a construit graphiquement, il y a une vraie filiation. Il est compliqué de parler de la Lorraine ouvrière sans empiéter sur ses plates-bandes.»

Lorraine, Cœur d’Acier, Histoire d’une radio pirate, libre et populaire (1979-1981), Vincent Bailly et Tristan Thuil, Futuropolis, 17 euros.

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