port du masque (social) obligatoire dans les entreprises japonaises


LA CASE BD – Publié pour la première fois en France, l’album de Lemon Haruna dresse le portrait d’une jeune intérimaire en quête de bonheur. Une réflexion subtile sur le poids des contraintes sociales au Japon.

Aux yeux de ses collègues de travail, Narumi Maruyama est une jeune femme discrète et serviable. Elle nettoie les bureaux, fait le café, apporte le thé, archive les notes de frais et les facture… Mais tout ceci n’est qu’un subterfuge, un habile camouflage visant à cacher sa véritable identité : Darumi Daruyama AKA Daru-chan, extraterrestre informe venu de la planète Darudaru !

Publiée par Le Lézard Noir en mars dernier, Daru-chan est la première œuvre de Lemon Haruna disponible en France. Bien vite, le lecteur comprend que cette histoire délirante d’alien incognito n’est qu’une ruse pour aborder le véritable sujet du manga : la difficulté à trouver sa place dans la société lorsqu’on se considère soi-même inadapté, indigne, illégitime. «J’ai le droit de vivre», soupire intérieurement Narumi après qu’un collègue l’a remerciée d’avoir réalisé cinquante photocopies.

Lemon Haruna a travaillé seule sur Daru-chan, sans assistant. Ses outils? Un criterium et du papier spécial manga, le tout scanné puis colorisé sur Photoshop. Lemon Haruna / Le Lézard Noir

À l’origine, Daru-chan est une commande d’un magazine promotionnel d’une société de cosmétiques. «On voulait une histoire qui plairait aux jeunes femmes. J’avais déjà trente ans à ce moment-là, alors je me suis retournée sur les dix années écoulées pour réfléchir à ce que j’aurais eu envie de lire plus jeune, et l’idée est née quand j’ai voulu creuser les expériences douloureuses que j’avais connues en entreprise, explique Lemon Haruna au Figaro. Je voyais l’entreprise comme un lieu incarnant à la perfection le tatemae (le masque social que l’on porte en public, NDLR), où il est impossible de dire ce qu’on pense vraiment. Le tatemae, c’est quand quelqu’un vous saoule avec ses histoires mais que vous ne le lui dites pas, et qu’à la place vous entretenez la conversation avec le sourire. Ou quand vous trouvez que les ordres de votre supérieur sont absurdes mais que vous acquiescez avant d’aller vous occuper de documents inutiles. J’avais très mal vécu ça: j’ai donc pensé que si je décrivais ces expériences de façon accessible, j’arriverais peut-être à toucher les jeunes femmes de vingt ans.»

Pour concevoir son nuancier de couleurs pastel, Lemon Haruna s’est inspiré du manga Ruki-san de Fumiko Takano (inédit en France). Lemon Haruna / Le Lézard Noir

Dans Daru-chan, l’héroïne s’efforce de se conformer à la norme sociale. Draguée par un supérieur lourdaud lors d’une soirée arrosée, l’intérimaire de 24 ans joue le jeu, croyant remplir le rôle qui lui est assigné. «Ça le fait rire, apparemment j’ai eu la bonne réaction», se dit Narumi. Faire ce qu’on attend d’elle, voilà ce qui compte. Pourtant, Mlle Satô de la compta fronce les sourcils, de l’autre côté de la table. Qu’aurait-elle mal fait ? Sans aller dans la noirceur d’un Stupeur et Tremblements d’Amélie Nothomb et du récent manga Moi aussi de Reiko Momochi, qui traite de harcèlement sexuel au travail, Daru-chan pointe les dérives toxiques du monde de l’entreprise… mais propose des pistes de solution : s’ouvrir aux autres, mieux communiquer, se montrer solidaire.

À force de vouloir être une bonne personne, une bonne employée, une bonne amante, Narumi a oublié l’essentiel : de quoi a-t-elle envie ? Est-elle vraiment heureuse ? Qui se cache vraiment derrière son masque ? Son salut viendra d’une nouvelle amie, avec qui elle pourra s’afficher sans artifice. Une personne qui la poussera à explorer de nouveaux horizons. Quitte à assumer une part d’individualisme, ce qui n’est pas rien au sein de la société japonaise.

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La case BD

Des tons pastel apaisants. Lemon Haruna / Le Lézard Noir

Cette scène montre Daru-chan en train d’être consolée par sa collègue Mlle Satô, sur le toit de l’entreprise. Un hommage à la sororité comme outil d’émancipation féminine?

«Je crois que j’ai dessiné ce passage tel qu’il est car je voulais juste littéralement que Satô prenne Daru-chan dans ses bras sur le toit. Sans réfléchir au féminisme ou à l’émancipation féminine, désolée, confie Lemon Haruna avec franchise. Par contre, une fois, j’ai moi-même été sauvée par ce qu’on appelle la sororité… en tout cas, j’ai le sentiment qu’au fond, le salut ne m’est toujours venu que des femmes: ma mère, les amies que j’aime et que je respecte… Du point de vue de la société actuelle, peut-être s’agit-il là clairement d’un enjeu féministe, d’émancipation féminine. Mais ce que je ressentais à l’époque envers les femmes, c’était un sentiment d’attachement, de confiance, rien de plus.»

Je suis hétérosexuelle, mais depuis petite j’ai toujours été très contente d’être une femme et j’ai toujours aimé les femmes. J’en suis bien désolée, mais je n’ai presque jamais songé aux hommes de ma vie

Lemon Haruna

Cette page revêt une certaine importance au sein du récit: «Comme Daru-chan n’a pas connu l’amour de ses parents, j’ai voulu insérer quelque part une scène où elle reçoit de l’amour, et décrire la façon dont cela lui permettrait d’ouvrir son cœur. Il m’a semblé que ce serait une femme un peu plus âgée qui serait susceptible de comprendre Daru-chan, de l’étreindre par amitié», détaille la mangaka, qui reconnaît entretenir des rapports assez distants avec les hommes, sans parvenir à véritablement l’expliquer: «Je suis hétérosexuelle, mais depuis petite j’ai toujours été très contente d’être une femme et j’ai toujours aimé les femmes. J’en suis bien désolée, mais je n’ai presque jamais songé aux hommes de ma vie. J’avais bien un père et un frère cadet, mais les hommes me faisaient sans cesse l’effet d’une présence un peu abstraite. J’avais l’impression qu’on ne se comprenait pas, qu’ils étaient comme les habitants d’une lointaine contrée. J’adorais mon père, et j’ai des tonnes de souvenirs des discussions géniales qu’on a eues ensemble, mais, honnêtement, il me faisait l’effet de quelqu’un d’un peu lointain.»

Elle poursuit sa réflexion introspective: «J’en viens même à me demander si tout au fond de mon cœur, je ne serais pas capable de n’aimer que les femmes – pas d’amour, mais la sympathie, l’amitié: est-ce que je n’arriverais pas à les éprouver uniquement envers les femmes ? Je me suis mariée, j’aime et je respecte mon mari comme mon partenaire pour la vie, et j’ai eu un enfant, ce qui me fait au moins deux hommes auxquels je tiens. À présent, je suis capable d’aimer les gens indépendamment de leur sexe.»

Dans les moments orageux où je me dispute avec mon mari, dès qu’on se donne la main, étrangement, la colère retombe

Lemon Haruna

En ces temps de Covid-19, cette scène de câlin rappelle aussi l’importance des gestes affectueux. «Récemment, avec un spécialiste, j’ai sorti des livres d’images sur le contact physique : Chu, Kochokocho, Gyu (Mimi, Guiliguili, Câlin), aux éditions Bunkyôsha , pour les 0 à 2 ans. Ils expliquent à quel point le contact physique est bénéfique pour le cerveau des nourrissons. Quand je les leur lis, ma fille d’un an et mon fils de six ans réagissent avec beaucoup de joie, raconte Lemon Haruna. Également, dans les moments orageux où je me dispute avec mon mari, dès qu’on se donne la main, étrangement, la colère retombe. Quand je vivais chez mes parents et que je pleurais seule dans ma chambre, mon chat venait toujours se blottir contre moi, et encore aujourd’hui sa chaleur est pour moi un souvenir heureux.»

L’auteur livre une autre anecdote : «Quand j’étais malade, ma mère posait sa main sur moi en me disant : “Soigner, ça passe vraiment par les mains”, et ça suffisait pour me donner tout à coup l’impression d’aller mieux. Avec la crise du Covid, il est compliqué de s’étreindre ou de s’embrasser, mais je pense qu’on peut se sentir nettement mieux rien qu’en se tenant la main sans rien dire. Sans oublier de bien se les désinfecter.»

Et vous, faites-vous «daru-daru» sur votre lieu de travail? Lemon Haruna / Le Lézard Noir

Merci à Jean-Baptiste Flamin pour la traduction.

Daru-chan ou la vie ordinaire de Narumi Maruyama, employée intérimaire, de Lemon Haruna, Le Lézard Noir, 216 pages, 16 euros.

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