Mademoiselle Baudelaire, la muse sensuelle et secrète du poète


LA CASE BD – L’auteur de la série Sambre, Yslaire, s’est plongé dans la matière des Fleurs du mal pour raconter la relation sulfureuse du poète et de Jeanne Duval, inspiratrice à la fois aimée et maudite.

Que j’aime voir, chère indolente,/De ton corps si beau,/Comme une étoffe vacillante,/Miroiter la peau ! Ces vers enflammés de Baudelaire, c’est à Jeanne Duval qu’on les doit. Dans Le Serpent qui danse, poème tiré des Fleurs du Mal, le poète évoque l’amour exalté et charnel entre lui et celle qui fut surnommé la Vénus noire. De cette «mulâtresse» rencontrée en 1842, on ne sait presque rien, si ce n’est la fascination qu’elle exerça sur Baudelaire, inspiratrice de ses plus sulfureux poèmes.

En cette année du bicentenaire du poète, Yslaire, l’auteur de la non moins flamboyante saga Sambre , met en scène l’amante de l’ombre dans le somptueux album Mademoiselle Baudelaire. Il a donné une consistance à Jeanne Duval (renommée Jeanne Lemer dans l’album), à la fois aimée et maudite du poète, dont seuls quelques dessins, une toile de Manet (La Dame à l’éventail ou La Maîtresse de Baudelaire) ainsi qu’une photo de Nadar non authentifiée, en ont révélé les traits.

Dessin de Jeanne Duval par Baudelaire, en 1865. Rene Dazy / Bridgeman images

Yslaire en a fait sa narratrice pour s’emparer de cette histoire d’amour qui a façonné la matière voluptueuse des Fleurs du mal. La maîtresse honnie de la famille du poète, retrace de son point de vue une relation destructrice empreinte de sexualité débridée, de ferveur créatrice, de moments d’apaisement et de violence extrême.

Dans Mademoiselle Baudelaire, l’auteur est allé puiser la chair de son récit à la source : les poèmes de Baudelaire. La fiction s’entremêle aux rares documents mentionnant Jeanne Duval. L’ouvrage s’ouvre ainsi sur des pleines pages oniriques exhibant la femme sous les traits d’un sphinx aux grands yeux ardents, figure récurrente de l’imaginaire du poète, pour glisser dans l’intimité du couple. D’emblée l’atmosphère baroque à laquelle nous a habitués avec maestria Yslaire, reflète à la perfection l’univers et l’âme tourmentés de celui qui s’est brûlé les ailes à vouloir saisir la beauté absolue.

La case BD: décryptage d’Yslaire

Au vu des poèmes de Baudelaire, on pressent que la relation de Baudelaire et Jeanne Duval est essentiellement physique. Dupuis/ Yslaire

«Cette planche est une scène clé, qui introduit tout ce qui suit. Elle est basée sur une anecdote de Nadar évoquée dans son livre dédié à Baudelaire, Le poète vierge. C’est à travers elle que j’ai imaginé le personnage de Jeanne. Quand le photographe qui était aussi l’amant de Jeanne lui demanda ce que faisait son rival quand il venait la voir, la jeune fille lui répondit «Des vers». Dans son livre, Nadar s’interrogeait notamment sur la sexualité de Baudelaire, persuadé qu’il n’avait jamais eu de rapports charnels avec la jeune fille.

Au-delà de l’anecdote, ce qui est intéressant c’est la mise en valeur des rapports que Baudelaire pouvait avoir avec Jeanne. Quand on sait que ces vers constituent la matière première des Fleurs du mal, la question est de savoir dans quelle mesure elle y a participé. Le poète a-t-il consommé ? Il est aisé d’imaginer qu’une jeune fille de 18 ans, qui entretient une relation avec un homme riche qui lui raconte sa nuit en vers, ait envie de provoquer les choses, ce qui ferait d’elle une muse active. Au vu des poèmes de Baudelaire, on pressent que leur relation est essentiellement physique. Et dans un rapport charnel qui n’est peut-être pas celui du plaisir. Quoi qu’il en soit, tout ce mystère qui environne leur liaison est le fil rouge de l’album. Et cette planche en ouvre le chemin de la compréhension. Pour moi, il est évident que Jeanne est au centre des Fleurs du mal.

Au niveau graphique, le corps nu est introduit sans modelé, sans volume, car nous ne sommes pas dans un espace de séduction. C’est le matin, elle se réveille. Mais quand il lui lit le poème sa féminité se met en branle, elle devient féline pour concrétiser ce qu’il raconte. Le rapport au corps est encore plus important que la sexualité. Ce qui importe ici est de montrer comment le poète sublime un corps du quotidien, qui ne soit pas une beauté mythologique. Là réside l’extrême modernité de Baudelaire.

« Jeanne domine par son corps et Baudelaire par ses mots »

Yslaire

Pour créer Jeanne, j’ai disposé de peu de documents, mais je savais par exemple qu’elle mesurait 1m90 et Baudelaire à peine 1m60, une différence de taille qui a beaucoup influé mon dessin. Jeanne domine par son corps et Baudelaire par ses mots. Une description intrigante de ses yeux par Nadar qu’il qualifia de «soupières» m’a inspiré son regard. J’ai construit un personnage farouche, timide, mutique et observatrice me fiant à mes différentes lectures. À l’époque, il était difficile de s’exprimer, quand on était une femme métisse et née en province, dans les milieux parisiens de la bohème peuplée d’intellectuels maniant brillamment le langage, dont elle ignorait certainement les finesses. Baudelaire a dû tout lui apprendre. J’ai appris également qu’elle avait des amours saphiques, façonnant un rapport particulier à l’homme. Le corps de Jeanne que j’ai dessiné renferme toutes ces composantes. La mettre en scène dans le contexte de l’époque, via la bande dessinée, est une autre manière de percevoir le personnage. À travers cette interprétation graphique je souhaitais qu’on comprenne Baudelaire. La bande dessinée offre une richesse d’évocation qu’aucun roman, qu’aucune biographie écrite n’aurait pu offrir.»

Mademoiselle Baudelaire, Yslaire, Dupuis collection Aire Libre, 26 euros.

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