une gravure de Banksy brûlée devient une authentique œuvre numérique


L’œuvre originale de l’artiste, acquise pour 95.000 dollars a été détruite lors d’une performance filmée avant d’être «réincarnée» en ligne grâce à la technologie qui fait le succès des cryptomonnaies. Baptisé «NFT», le système enflamme le web et le monde de l’art.

Vient-on d’assister à la première numérisation authentique d’une œuvre d’art ? Acquis en galerie pour 95,000 dollars, un tirage authentique de la gravure Morons (White) de Banksy, produite en 500 exemplaires en 2006, a été brûlé au cours d’une performance filmée et diffusée en direct le jeudi 4 mars. Consumée par les flammes, l’œuvre s’est aussitôt réincarnée en ligne, dans une version numérique munie d’un NFT (pour «non-fungible token», ou jeton non-fongible), c’est-à-dire de son propre certificat d’authenticité virtuel. Ce qui est ni plus ni moins qu’une tentative inédite de transfert de l’identité et de l’aura de l’œuvre d’art du réel vers le virtuel.

«L’art va maintenant vivre en tant que NFT», a déclaré sur Twitter le collectif BurntBanksy créé pour l’occasion par l’entreprise Injective Protocol, à l’origine de l’opération. La jeune plateforme financière spécialisée dans la technologie cryptée de la «blockchain » – la chaîne de blocs employée par les cryptomonnaies comme le Bitcoin ou l’Ethereum – sait ce qu’elle fait. Une effervescence inédite entoure depuis quelques semaines les objets numériques à NFT : véritable certificat d’authenticité virtuel 2.0 infalsifiable conçue avec le principe de la chaîne de blocs, la technologie garantit la traçabilité parfaite des objets. Une révolution pour les mondes numériques – où l’authenticité et l’origine des images sont souvent la dernière des préoccupations – qui gagne désormais le monde de l’art.

«Je vais brûler ce Banksy. La raison est que si nous avions eu à la fois le NFT et l’œuvre physique, la valeur aurait été principalement dans l’objet physique, est-il expliqué au début de la performance. En retirant l’objet matériel et en ne gardant que le NFT, nous pouvons nous assurer que le NFT, en raison de la technologie de la blockchain, restera l’œuvre unique.» S’il reste encore 499 exemplaires de Morons (White) dans le monde, la gravure portant le numéro de série #325 ne peut donc plus qu’être collectée que virtuellement, selon l’esprit de la performance. «L’objectif est ici d’inspirer. Nous voulons inspirer les passionnés de technologie et les artistes. Nous voulons explorer un nouveau moyen d’expression artistique», a également déclaré Mirza Uddin, le spécialiste financier d’Injective Protocol qui apparaît dans la vidéo.

«Nous comprenons que le médium NFT offre aux artistes et aux galeries des possibilités débridées et illimitées pour expérimenter toute leur créativité», a déclaré à Artnet Brian Swarts, le président de la galerie Taglialatella qui avait vendu en janvier la gravure de Banksy à Injective Protocol. Pour le galeriste, qui compte lui-même se lancer dans le «crypto-art», il ne fait aucun doute que les NFT soient promis à un bel avenir sur le marché de l’art. «Bien que nous n’encouragions pas la destruction des œuvres d’art rares et significatives, nous comprenons que l’importance et le contexte de la performance artistique dans le monde physique se traduiront et se développeront certainement dans le monde de l’art numérique et des NFT», a-t-il affirmé.

Un tournant pour le marché de l’art numérique ?

La performance d’Injective Protocol, qui a mis en vente son «authentique» Banksy numérique, pourrait passer pour une forme de blague ou d’hommage au regard caustique porté par le «street artist» britannique sur le marché de l’art. La gravure Morons (White), elle-même, représente le parterre d’une salle de vente dans laquelle les acheteurs font face à un tableau blanc sur lequel est inscrit, en anglais, «Je n’arrive pas à croire que vous achetez vraiment cette merde, bande de débiles». Plus récemment, l’autodestruction d’une de ses œuvres lors d’une vente aux enchères avait également défrayé la chronique.

Au-delà de cette continuité thématique, la «transformation» de l’œuvre de Banksy en «crypto-art» s’inscrit dans un mouvement d’engouement récent du monde de l’art pour les NFT. Lundi, pour fêter les 3 ans de son album Ultraviolet, le DJ et musicien 3LAU a mis en vente les NFT des 11 morceaux de sa galette : l’ensemble s’est envolé pour 11,6 millions de dollars. Fin février, ce sont des œuvres originales de l’artiste canadienne Grimes qui se sont arrachées pour 5,8 millions de dollars ; une semaine à peine après la vente à 6,6 millions d’une œuvre de l’Américain Beeple. Dopé par la crise du Covid et le cours actuel des cryptomonnaies, le phénomène touche d’autres objets numériques par-delà du domaine de l’art, au point où le champ du possible entrouvert par cette nouvelle technologie cryptée donne le vertige.

«Qu’est-ce qu’il se passera s’il y devait y avoir un NFT de la Joconde, produit par le Louvre ? Et qu’est-ce qu’il se passera si la Nasa crée le NFT du « Moon Landing » ?», s’interroge avec enthousiasme Pierre Fautrel, du collectif Obvious. Avec ses camarades Hugo Caselles-Dupré et Gauthier Vernier, les trois artistes font figure de pionniers en matière de «crypto-art». «Il y a énormément d’assets digitaux qui sont historiques et qui sont possédées comme des institutions respectées comme la Nasa ou la NBA ; on pourrait voir passer une quantité d’images iconiques en NFT», précise Hugo Caselles-Dupré. Plusieurs ventes de février semblent attester de l’importance de la vague. Un clip sportif de quelques secondes montrant le joueur de basket LeBron James marquant un panier ? Adjugé 20.800 dollars. Un exemplaire authentique du même Nyan Cat – remasterisé pour son dixième anniversaire et mis en ligne par son créateur, Chris Torres ? Adjugé 580.000 dollars.

Dans un monde parfait, il y aurait des NFT sur chacune des images qui sont produites.

Pierre Fautrel, collectif Obvious

Intriguées par le versant artistique de ce nouveau marché dont se sont emparées des multiples plateformes spécialisées, comme Nifty Gateway ou SuperRare, les maisons de vente traditionnelles se montrent pour le moins curieuses. «Deux mois après la création de la plateforme SuperRare, en 2018, il y avait déjà un événement chez Christie’s autour du crypto-art», rappelle Hugo Caselles-Dupré, alors que la maison prépare pour le 11 mars sa première vente d’un objet d’art numérique NFT, un Beeple. Plus qu’un banal caprice d’artiste contemporain, le NFT rend par ailleurs obsolète les certificats d’authenticité papiers, au point où les crypto-artistes d’aujourd’hui regardent avec effroi ces vestiges du monde d’avant : «Nous qui sommes jeunes dans ce monde de l’art, nous sommes complètement tombés sur la tête quand nous avons compris comment marchaient les certificats d’authenticité papiers, s’exclame Pierre Fautrel. C’est un papier A4 où on met notre tampon et voilà, en avant la musique. Si un collectionneur est mal intentionné, rien ne l’empêche de faire des photocopies et réimprimer notre travail.»

Pour cette nouvelle technologie, les perspectives paraissent donc immenses, presque illimitées. Si les «jetons non fongibles» restent pour l’instant cantonnés au domaine – déjà large – de la collection, son avenir n’est encore nullement écrit. Pour Pierre Fautrel, sans l’ombre d’un doute, «dans un monde parfait, il y aurait des NFT sur chacune des images qui sont produites». Quant à savoir si la performance réalisée autour de la gravure Banksy est destructrice ou – au contraire – démiurgique, la question reste en suspens. Un élément de réponse sera, sans faillir, le prix du NFT à la fermeture de la vente.

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