Alexandre Tharaud et Julie Fuchs sacrés pour la troisième fois aux Victoires de la musique classique


Les deux artistes français sont les grands gagnants d’une cérémonie sans accroc, mais aussi sans public. À l’image de la crise que traverse le monde musical depuis le début de la pandémie.

«Marasme», «menace», «triste fable…» Il a fallu attendre 23 heures pour que la 28e cérémonie des Victoires de la musique classique délaisse la tonalité du politiquement correct. Deux intermittentes montent sur la scène de l’auditorium national de Lyon, où n’a pris place aucun spectateur. «Peut-on parler de Victoires alors que ce soir la salle est vide ?», a lancé l’une d’elles à l’adresse des téléspectateurs – et de la ministre de la Culture Roselyne Bachelot, aperçue en coulisses. Les deux femmes ont rappelé que jamais, en temps de crise, notre société avait pu se passer d’art et de création. Et dénoncé un service public «exsangue, démembré et dématérialisé».

En dehors de leur intervention, et de celle pince-sans-rire de l’humoriste Alex Vizorek pour deux extraits du Carnaval des Animaux en compagnie du duo Jatekok, c’est une soirée sans accroc qu’auront proposé les Victoires classiques. Une cérémonie forcément très particulière, puisqu’il s’agissait de récompenser les meilleurs interprètes ou compositeurs d’une année 2020 où ces artistes ont été pour la plupart absents des scènes, en raison de la crise sanitaire. Pour compenser, en guise d’espoir, les organisateurs ont dédié une Victoire d’honneur non pas à un vieux routier mais aux futurs musiciens, encore étudiants de conservatoire. Et c’est symboliquement, après l’émouvant hommage des étudiants du conservatoire national supérieur de Lyon au regretté violoniste Ivry Gitlis disparu à Noël dernier à l’âge de 98 ans, que le trophée a été remis à deux des huit musiciens en herbe venus jouer le Liebeslied de Kreisler. Gitlis, qui était resté jusqu’à ses derniers jours une source d’inspiration pour les musiciens de la jeune génération. Le vieux maître s’était d’ailleurs adressé à eux lors de son passage sur le plateau des Victoires en 2002, les appelant à «ne pas se laisser prendre au piège» d’eux-mêmes. Et à ne pas oublier le public, trop souvent perçu comme «masse informe», avait-il souligné avec le sourire malicieux et l’humour qui le caractérise.

Pour le reste, le palmarès de la soirée n’aura pas laissé de place aux outsiders pour ce qui est des principaux trophées (artiste lyrique, soliste instrumental, compositeur et enregistrement). Chacun est en effet venu récompenser des valeurs sûres du classique en France. Premier à venir chercher sa récompense, Alexandre Tharaud, baskets rouges étincelantes aux pieds, a pris la parole pour défendre les musiciens qui ne sont pas intermittents, et dont certains sont en grande difficulté matérielle et psychologique, citant le cas d’amis interprètes obligés de revenir vivre chez leurs parents ou envisageant de changer de métier. Le pianiste recevait là sa troisième récompense, après une première Victoire de soliste en 2012 et celle du meilleur enregistrement en 2013.

Julie Fuchs, elle aussi déjà récompensée à deux reprises (révélation en 2012, artiste lyrique en 2014), s’est vue décerner le prix de l’artiste lyrique de l’année. Après la toute jeune Camille Pépin en 2020, dont on a entendu lors de la soirée un extrait de sa foisonnante Source d’Yggdrasil, teintée de couleurs impressionnistes, c’est une autre compositrice, de 64 ans son année, qui a été distinguée cette année : Betsy Jolas. Pour cette doyenne des compositeurs français vivants, cette Victoire a presque valeur de Victoire d’honneur.

Quant aux enregistrements, c’est celui de l’intégrale des quatuors de Beethoven, réalisée par le quatuor Ebène autour du monde (sur chaque continent) juste avant le début de la crise sanitaire, qui a raflé à juste titre la mise, devant L’Heure bleue de Marianne Piketty et Nuits de Véronique Gens. Après avoir rappelé les grandes lignes de cette aventure discographique hors-norme, Raphaël Merlin, violoncelliste de l’ensemble, a défendu, non sans raison, une ouverture des catégories des Victoires. Avec, pourquoi pas, la création d’une catégorie Ensemble de musique de chambre de l’année, qui serait effectivement bienvenue.

Le coup de cœur du public comme de la soirée a couronné la soprano guyanaise Marie-Laure Garnier. Voix ample, merveilleuse intelligibilité du texte et présence vocale comme scénique indéniable, avec un ancrage au sol renversant, la jeune femme a remporté la Révélation artiste lyrique. Pour l’occasion, elle a interprété l’air Dich teure Halle, extrait du Tannhaüser de Wagner avec une assurance qui force le respect. Connaissant son merveilleux sens du texte, on aurait aimé l’entendre aussi dans une mélodie française, mais sa prestation surclassait celle de ses homologues Jeanne Gérard (qui sembla un peu étriquée pour Puccini) et Marie Oppert, dont l’interprétation très théâtrale de Gershwin n’a pas toujours paru des plus naturelle. En se voyant remettre le trophée, Marie-Laure Garnier a elle aussi émis un vœu : que d’ici quelques années la question d’une carrière lyrique pour les Ultramarins n’en soit plus une et que des structures soient mises en place. Alors que la question de la diversité agite en ce moment la sphère lyrique et musicale française, le propos a fait mouche.

Révélation soliste instrumental, le percussionniste Aurélien Gignoux, a donné ce soir un aperçu de sa virtuosité dans une pièce très technique d’Emmanuel Séjourné (compositeur membre des Percussions de Strasbourg). Il s’est distingué devant l’étoile plus que montante du piano Jean-Paul Gasparian et la jeune violoniste à la personnalité déjà bien affirmée Eva Zavaro. Confirmant ainsi, dans le sillage de jeunes solistes telles que Vassilena Serafimova ou Adélaïde Ferrière, que le pays regorge de nouveaux talents.

Musicalement, la soirée aura aussi réservé son lot de belles surprises. Au premier rang desquelles les interventions des deux chanteurs lyriques invités de la soirée : le baryton Ludovic Tézier, qui ouvrait la cérémonie (après le traditionnel Boléro de Ravel plus que jamais à sa place dans l’auditorium national de Lyon) avec le Cortigiani, extrait du Rigoletto de son cher Verdi. Et surtout le ténor Michael Spyres, toujours impérial et solaire dans le Largo al factotum du Barbier de Rossini.

L’hommage, tout en sensualité et en dévotion de Jordi Savall à Alain Corneau et Jean-Pierre Marielle pour les 30 ans du film Tous les matins du monde, l’étincelant troisième mouvement du Concerto en sol de Ravel par Alexandre Tharaud et la restitution très finement nuancée des Asturias d’Albéniz par Thibaut Garcia (décidément le meilleur ambassadeur de la guitare classique de sa génération) auront été les autres grands moments forts de la soirée. Mention spéciale pour les registrations remarquablement colorées du jeune organiste Ghislain Leroy dans la transcription pour trompette et orgue de Mon cœur s’ouvre à ta voix de Saint-Saëns. Avec Romain Leleu, et sur l’exceptionnel instrument de l’auditorium lyonnais, il a rendu un juste hommage au compositeur mort il y a cent ans.

N’oublions pas l’hôte de cette soirée : l’Orchestre national de Lyon. Que ce soit sous la baguette de son nouveau chef Nicolaj Szeps-Znaider, celle de Frank Strobel pour accompagner Léa Desandre dans My Fair Lady ou de la jeune vénézuélienne Glass Marcano, révélation du concours La Maestra au visage toujours aussi expressif et à la direction instinctive, ses musiciens masqués (vents exceptés) et espacés selon les recommandations sanitaires ont fait preuve d’une versatilité à toute épreuve… Mais ça, ce n’était pas une surprise!

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