Coda, une histoire d’amour tourmentée drapée de fantasy


LA CASE BD – Le dessinateur Matías Bergara a construit ex nihilo l’identité visuelle foisonnante de ce comics sélectionné à Angoulême. Il analyse pour Le Figaro les retrouvailles douces-amères du couple Hum-Serka imaginé par le scénariste Simon Spurrier.

Un dragon, une licorne, un barde vagabond… Dès les premières pages de Coda, pas de doute, nous nageons en pleine fantasy ! Sauf que le dragon, paralysé car réduit à l’état de squelette, ordonne qu’on lui «gratte le cul» ; la licorne est en fait une pentacorne mutante encline à l’ultraviolence ; et le barde, loin du tempérament flamboyant du Jaskier de The Witcher , préfère broyer du noir.

Disponible chez Glénat depuis le 28 octobre et à l’honneur de la sélection officielle d’Angoulême, ce comics très «méta» s’amuse à tordre les lieux communs de la fantasy avec sa «noirsirène» obèse et manipulatrice, ses potions magiques d’Ichor qui s’apparentent à des super-amphétamines, ses lieux et objets aux noms «ringards» (tour crépusculaire de M’Raziin, massue du Sang nocturne, etc.).

Parfois, une épée magique ne suffit pas… Simon Spurrier & Matías Bergara / Glénat Comics

Parler de parodie serait pourtant exagéré car Coda dispose d’une vraie personnalité, notamment visuelle, en dépit de références appuyées au Seigneur des anneaux (les Urken, «forgés» par les Seigneurs Blêmes, rappellent les Uruk-hai de Tolkien). Le scénariste britannique Simon Spurrier et le dessinateur uruguayen Matías Bergara démontrent surtout leur amour sincère du genre. «Je pense que la fantasy nous permet de construire et de développer notre propre type de mythologie, nos propres archétypes et cosmologies, des choses très attrayantes pour un esprit avec une propension à l’imagination et à la fiction», estime Matías Bergara, contacté par Le Figaro.

«Quand je travaillais dans les jeux vidéo, j’ai dû apprendre à utiliser un logiciel de modélisation 3D et je l’ai fait pendant des années. Cela a laissé dans mon cerveau une sorte de carte de référence tridimensionnelle de la façon dont les choses se présentent en perspective et comment une surface et des objets se déforment», confie Matías Bergara. Simon Spurrier & Matías Bergara / Glénat Comics

«Je me souviens avoir été très frappé et émerveillé, enfant, en regardant L’Histoire dans fin (1984) , pour toutes les choses folles qu’il contenait, poursuit l’artiste de 36 ans, mais surtout à cause de son fort message pro-imagination. J’ai adoré ça, le fait qu’il y ait une place infinie pour créer dans le monde de la fiction. Coda a été ma meilleure et ma plus honnête tentative pour nourrir et développer un univers de ce genre et je me suis beaucoup amusé à le faire.»

Le résultat, inspiré et cohérent, impressionne. D’autant plus que «beaucoup de détails, de personnages et de choses ont été improvisés à l’encre sans même un dessin au crayon auparavant» ! Concernant la très large palette de couleurs utilisée, Matías Bergara explique avoir appliqué «une formule “50% esthétique, 50% effet narratif” pour éviter d’être trop prévisible ou répétitif, mais en guidant toujours la progression émotionnelle de l’histoire»

Serka, l’épouse de Hum, dispose elle aussi d’une impressionnante monture. Simon Spurrier & Matías Bergara / Glénat Comics

Mais que raconte Coda ? C’est l’histoire d’un barde nommé Hum qui ne pense qu’à une chose, sauver l’âme de son épouse, au sein d’un monde médiéval autrefois somptueux dans lequel la magie a quasiment disparu. Cynique et désabusé, notre héros sera bien sûr pris dans le tourbillon d’éléments qui le dépassent…

Derrière son humour corrosif et sa violence décomplexée, ce comics aussi fun que généreux réussit le pari de proposer une fresque épique, bourrée d’action et de rebondissements, doublée d’une histoire intime et touchante, à laquelle tout lecteur ayant déjà été amoureux pourra s’identifier (cf. case BD ci-dessous).

Je pense que le travail d’Hergé a jeté les bases de la bande dessinée moderne dans les années 1940, narrativement et séquentiellement

Matías Bergara

Si l’univers graphique foisonnant de Matías Bergara évoque parfois Moebius, ce n’est pas un hasard. Le dessinateur sud-américain revendique en effet l’influence de «toute l’équipe de Métal Hurlant», mais aussi d’autres Européens tels que Hugo Pratt, Christophe Blain et Bastien Vivès.

«Ma première tentative de collectionner des BD, c’était avec les albums de Tintin et Astérix, dans leurs éditions espagnoles qui étaient largement disponibles, ajoute le natif de Montevideo, où il réside toujours. Ils ont eu un impact profond sur moi. Je pense que le travail d’Hergé a jeté les bases de la bande dessinée moderne dans les années 1940, narrativement et séquentiellement.»

Ceci dit, son art du découpage et du mouvement lui vient probablement de l’animation, qu’elle soit anglo-saxonne – il cite Le Voleur et le Cordonnier, chef-d’œuvre maudit et méconnu – ou japonaise (Hayao Miyazaki, entre autres).

Simon Spurrier et Matías Bergara travaillent actuellement sur un nouveau projet. Ce sera encore de la fantasy.

La case BD

Attention, les paragraphes qui suivent s’attardent sur un moment clé de l’intrigue. Si vous souhaitez conserver la surprise intacte, passez votre chemin !

Le dessinateur démontre un sens du découpage et du cadre très cinématographique. Simon Spurrier & Matías Bergara / Glénat Comics

La planche choisie décrit les retrouvailles de Hum et de son épouse Serka, à la suite d’un combat chaotique au cœur d’une tempête terrible. Le barde souhaite donner une potion à sa femme pour la «réparer» car, lors de ses accès de rage, elle se transforme en créature terrifiante à la musculature hypertrophiée. Rappelons ici que, contrairement à son mari humain, Serka est une Urken, une sorte d’orque à la peau violette, conçue artificiellement. Et si Serka ne voulait pas être sauvée ? Qu’elle souhaitait s’accepter dans son entièreté, son «démon» intérieur inclus?

«C’est le point culminant de l’histoire en termes d’émotion, la prétendue “fin” de la quête de Hum, et elle se brise sous nos yeux lorsqu’on réalise que Serka a raison, que c’était une quête égoïste sans aucune valeur rédemptrice. Notre héros tombe à genoux devant la réalité. Et tout cela pendant que le monde autour explose et tourbillonne», commente Matías Bergara, qui ajoute avoir été intimidé par la réalisation de cette scène clé, de peur de ne pas «aller au bout de son potentiel».

Le lecteur doit accepter cette réalité amère: il a été complice de ce plan en pensant, comme lui, que c’est pour le mieux

Matías Bergara

D’abord présentée de dos et accroupie, Serka ressemble à une humaine, à l’exception de sa couleur de peau et de ses oreilles pointues. Dans la deuxième case, l’Urken est cadrée de façon imparfaite pour monter qu’elle redresse et, peut-être, souligner le caractère «autre», presque intimidant, de sa physionomie : yeux roses, tatouage (?) en Y, os dans le nez, sang qui coule… La troisième case montre Serka en entier, debout, en contraste avec Hum, qui a posé un genou à terre. «Hum est vraiment petit et pleinement confronté au fait qu’il voulait duper Serka et la pousser dans un piège. Le lecteur doit également accepter cette réalité amère: il a été complice de ce plan en pensant, comme lui, que c’est pour le mieux, décrypte le dessinateur. Serka est debout, grande et nue – dans sa vraie forme, libérée des contraintes de la fausse prétention -, et Hum s’effondre sous le poids de ses propres hypothèses sur le monde.»

Autre particularité de la séquence: sa palette chromatique très réduite comparée aux effusions multicolores qui parsèment le reste du comics. «J’ai utilisé des couleurs chaudes pour toute cette scène de la tempête, de nature presque infernale, pour souligner le côté dramatique et l’urgence de ces quelques instants qui, tout comme une tempête de poussière, peuvent être troublants et émouvants», explique Matías Bergara, qui a multiplié les techniques de dessin au gré des pages (crayon, fusain, peinture, tablette digitale…).

La planche suivante, qui forme un tout avec la précédente, montre l’autre facette de Serka. Simon Spurrier & Matías Bergara / Glénat Comics

«Cette séquence est probablement ma partie préférée de mon numéro préféré (la série a été initialement publiée en 12 numéros, NDLR), confesse l’artiste. Quand j’ai reçu le scénario [du numéro 8] de Simon, je ne savais pas ce qui allait se passer. Rien n’était prévu à l’avance. Je l’ai lu avec voracité et quand je l’ai terminé, mon cœur battait la chamade et mon esprit était dans un état d’agitation et de choc. Je suis allé sur Twitter et j’ai écrit que ce qui m’arrivait exactement: je voulais dessiner tout ce numéro immédiatement, l’histoire se jouait dans ma tête en temps réel comme un film, le film le plus apothéotique et lyrique qui soit, et je détestais le fait que cela allait me prendre un mois pour le réaliser.»

Comme Le Seigneur des anneaux en son temps, Coda s’intéresse de près aux tiraillements intérieurs de ses personnages, à leurs doutes et à leurs faiblesses, qui sont en fait le moteur de l’intrigue. «J’ai mis beaucoup de moi-même dans la création de cette scène et dans ce qui arrive à ces personnages. J’étais émotionnellement très investi et ce fut un moment crucial pour eux et pour moi. J’ai essayé de vivre mes émotions à travers l’art aussi honnêtement que possible, en espérant que cela résonnerait avec les sentiments du lecteur. Je suis très fier du résultat», conclut Matías Bergara.

Coda Omnibus, de Simon Spurrier (scénario) et Matías Bergara (dessin), Glénat Comics, 336 pages, 29,95 euros.

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