Carbone & Silicium, deux androïdes philosophes au crépuscule du monde


Après l’immense succès de Shangri-La (110.000 exemplaires vendus depuis 2016), Mathieu Bablet persiste et signe un nouvel album de science-fiction, genre qu’il perçoit comme «un miroir déformé de notre monde». Pour cet auteur de 33 ans, la SF est aussi un creuset dans lequel «déverser ses questionnements» personnels sur l’écologie, le consumérisme, le transhumanisme…

Très attendu, Carbone & Silicium impressionne d’abord par son format (272 pages) et son dessin (palette de couleurs très large, architectures très minutieuses). Ce qui frappe ensuite, c’est son ambition narrative. En choisissant deux protagonistes androïdes, et donc potentiellement immortels, Mathieu Bablet se permet de faire courir son récit sur près de 300 ans. Le temps d’explorer tous les recoins du monde, ou presque, de la Californie à Hongkong en passant par l’Inde, la Russie, le Ghana, la Bolivie…

Les superbes paysages du salar d’Uyuni, en Bolivie. Mathieu Bablet / Ankama

Biberonné à Terminator, Mad Max, Akira, 2001 et Solaris, Mathieu Bablet a voulu emprunter au sublime Blade Runner son «rythme lent et mélancolique». En résulte une aventure peu portée sur l’action (une des exceptions étant la séquence choisie pour notre Case BD) qui s’intéresse davantage aux sentiments et aux réflexions de ses deux androïdes philosophes. «Je les ai conçus à la base comme des créatures empathiques, précise l’auteur. Chaque expérience qu’ils vont vivre, chaque endroit qu’ils vont visiter, est là pour enrichir leur empathie. Je me dissocie complètement des trois lois de la robotique d’Asimov qui voient dans les robots des machines à suppléer les humains.»

On pourrait qualifier Carbone de «somewhere» et Silicium d’«anywhere», en référence à la théorie de David Goodhart, car nos deux héros s’opposent dans leur rapport au monde: le premier privilégie l’enracinement et la chaleur des liens sociaux alors que le second préfère le voyage et la découverte in situ des richesses du monde. Qui a raison? Qui a tort? L’auteur a le bon goût de ne pas trancher, mais pousse le lecteur à s’interroger sur le sens de son existence en tant qu’individu et espèce.

Une mer de déchets à Accra, au Ghana. Mathieu Bablet / Ankama

Si certaines scènes s’avèrent profondément troublantes et que de nombreux paysages désolés frappent durablement notre imaginaire, la BD ne cherche pas à cocher les cases du récit post-apocalyptique, genre très à la mode (The Walking Dead, Snowpiercer ou le récent Light of My Life ) qui s’attachent à décrire le quotidien de survivants après la fin du monde. «Tout le courant post-apocalyptique n’a presque plus de raison d’être aujourd’hui, estime Mathieu Bablet. Il faut le dépasser, il faut inventer de nouvelles histoires.» Il s’agit notamment d’offrir des récits plus positifs, moins déprimants. Et de penser à l’après. Une sorte de post-post-apo, donc. Une reconstruction. Voire une renaissance.

Un brin d’optimiste à Hakone (sous les eaux), au Japon. Mathieu Bablet / Ankama

La Case BD

Dans cette séquence de six pages, un agent vient de retrouver la trace des androïdes Carbone et Silicium, qui ont osé s’affranchir de leur créateur. Alors que le soldat projette un déluge de balles, le temps ralentit à l’extrême (vignettes de gauche) et l’affrontement se poursuit dans le monde virtuel (vignettes de droite).

«Ce combat mental illustre la vitesse dans le cerveau des robots par rapport à la réalité. On a un décalage dans la composition entre des balles de pistolet qui avancent très doucement et l’action qui se passe pendant ce tout petit laps de temps (dans le Réseau), analyse Mathieu Bablet. Pour se défendre, les robots vont complexifier le décor, jusqu’à perdre le soldat dans un méandre synaptique jusqu’à ce qu’il soit bloqué et que les robots puissent s’en débarrasser.»

Comment dessiner le Réseau sans reprendre les codes graphiques de Tron ou de Matrix ? «Tout l’enjeu, c’est de montrer quelque chose d’intangible. On est dans le domaine des données, des flux et des idées, précise l’auteur. Il fallait quelque chose d’éloigné de notre réalité en matière de décors et d’architecture, c’est pour ça que je suis parti sur des décors antiques, précolombiens, avec une grosse inspiration d’Escher pour les perspectives impossibles.»

Les visages sur les sols et les murs, quant à eux, représentent les consciences du Réseau. Qu’en est-il des protubérances qui semblent pousser sur les avatars virtuels? «C’était comme si les personnages étaient faits d’informations mouvantes avec des bribes de code qui s’échappaient d’eux, mais toujours avec ce côté organique», décrypte le dessinateur.

Ces considérations ne pèsent pas grand-chose face aux changements du monde qu’on est en train de vivre

Mathieu Bablet

«Un des gros enjeux, ça a été la couleur, admet Mathieu Bablet. Au fil de l’album, il y a énormément de palettes différentes et il fallait que, dans le Réseau, on soit sur une palette qui ne puisse pas se rapprocher des séquences de l’album… C’est pour ça que je suis parti sur un négatif, des couleurs brunes, or, qui tranchent, qui ont une esthétique propre et qui détonnent.» Cinq ou six calques Photoshop et le tour est joué.

La scène finale montre que l’agent, qui s’avère être une femme, est largement modifié artificiellement. «Je pense qu’on était plus humain qu’elle», en vient à dire Carbone. Une référence directe aux dangers du transhumanisme. «Là ou ça me pose problème, c’est quand des gens veulent supprimer la mort. Ces considérations ne pèsent pas grand-chose face aux changements du monde qu’on est en train de vivre. Il y a peut-être un sens des priorités à avoir!», estime l’auteur, non sans humour.

Carbone & Silicium, Mathieu Bablet, éditions Ankama, 22,90 euros.

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