Tenue correcte plus qu’exigée. Tels des juges de ligne au tennis, sourcils froncés et mains jointes dans le dos, des experts du protocole sont disposés le long du tapis rouge. Ils toisent les quelque 5.150 invités du bal de l’opéra national de Vienne. Ceux qui se sont permis quelques libertés se verront refuser l’accès au Staatsoper, écrin depuis 1877 de ce que certains appellent le «Superbowl autrichien». Ceux qui auront réussi l’épreuve du feu devront se frayer un chemin au milieu d’une foule tirée à quatre épingles.
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De vieilles connaissances se saluent tandis que les caméras tournent et les flashs crépitent. La cérémonie est scrutée des Autrichiens, qui seront des millions à la regarder en direct sur leur poste de télévision. Ils y reconnaîtront certainement des sommités – grands bourgeois, chefs d’entreprise ou stars locales -, qui affluent vers l’escalier d’honneur paré de brassées de fleurs. Arrivés bien avant le début du spectacle, tous patienteront dans l’ambiance feutrée des salons et des coursives, tout en gardant l’œil sur la montre. Car sur les coups de 22 heures, 288 débutants fouleront le parquet de l’opéra, débarrassé pour l’occasion de son parterre de fauteuils en velours rouge. Un jury a trié sur le volet plus de 5.000 candidats âgés de 17 à 24 ans. Les organisateurs se targuent d’une ouverture à des jeunes issus de tous horizons, le seul prérequis pour postuler étant de savoir danser. Dans les faits, pour trouver sa place dans un tel apparat, il convient tout de même de posséder un certain habitus…
Surenchère à l’extravagance
Pour s’en convaincre, il suffit d’observer la salle, désormais comble. Chez les hommes, un nœud papillon blanc et la queue-de-pie sont de mise. Certains haut gradés y ont épinglé des insignes. Chez les femmes, tant que le règlement est respecté, toutes les audaces sont permises. Étoffes lamées ou pailletées, guipure, tulle froufroutant, sequins… Cette surenchère à l’extravagance n’est pas sans rappeler un bal de promo à l’américaine. Un tutu fuchsia déborde du siège et chatouille la nuque du voisin de devant. Un sosie de Timothée Chalamet lève les yeux au ciel, las de porter la longue traîne de sa partenaire. Des épingles à cheveux jonchent le sol, semées par des élégantes aux chignons compliqués.
À 22 heures précises, l’hymne autrichien entonné en chœur par l’assistance donne le coup d’envoi des festivités. Puis, sous les clameurs et sur les notes de l’hymne à la joie, les 144 couples de débutants font leur entrée dans un flot semblant infini. Leurs mouvements sont exécutés au cordeau. En longues robes blanches, ces demoiselles tiennent dans leurs mains gantées un bouquet de fleurs rouges. Comme chaque année depuis les années 1950, leurs têtes enchignonnées sont surmontées d’une tiare Swarovski, cette fois-ci dessinée par Christian Lacroix. Leurs partenaires arborent costumes noirs et cravates blanches. En rangs d’oignon de part et d’autre de la salle ovale, les 288 élus resteront stoïques une bonne partie du spectacle.
Tandis qu’un orchestre enchaîne les valses de Strauss et les symphonies de Mozart, Puccini ou Verdi, une troupe de danseurs de l’opéra de Vienne investit le parquet et livre une performance gracieuse, généreusement applaudie par l’assistance. Le quart d’heure de gloire des débutants peut alors commencer. En se décalant, en changeant de rang, ils dessinent des tableaux graphiques, évoquant tantôt un damier, tantôt la peau d’un zèbre. Cette bichromie importe aux organisateurs, qui n’ont pas caché leur soulagement cette année, lorsqu’un couple composé de deux femmes – le premier de même sexe à participer au bal depuis sa création – a proposé que l’une porte un habit d’homme. L’abandon de la parité ne se fera pas aux dépens d’une parfaite symétrie.
Voir et être vu
Pendant ce temps, le public se dissipe. Depuis les loges surplombant la salle, la fine fleur de la bourgeoisie viennoise tient salon. Certains devisent, debout dans les coursives. Un couple de sexagénaires, longue barbe blanche pour lui et plumes de paon dans les cheveux pour elle, se lève et improvise une valse sous le regard amusé de ses voisins. Au milieu d’une symphonie se font entendre les cliquetis des coupes de champagne. Des rires résonnent. Malgré quelques «chuts» réprobateurs, l’aspect informel des festivités semble admis. Trois femmes vêtues dans un camaïeu de rouge repèrent une tête connue dans la loge d’en face. Voir et être vu, telle semble être l’une des vocations de la soirée.
«Alles Walzer!» («tous en piste!») hurle soudain un homme. Sur ce cri de ralliement, des invités qui se tenaient en embuscade se joignent aux débutants pour valser. Le petit monde bien ordonné d’il y a quelques instants devient soudain un magma compact et bigarré. Les convives vont et viennent. La soirée s’imbibe peu à peu de champagne. Les coupes s’amoncellent sur le rebord des balcons. L’opéra a pris les allures d’une boîte de nuit dont la boule à facettes serait le somptueux lustre en cristal qui orne le plafond. La fête continuera jusqu’au petit matin. Ce bal au charme suranné incarne à lui seul la permanence d’une certaine tradition. «Maintenant, que deviennent les valses de Vienne? », s’inquiétait en 1989 François Feldman. Il peut se rassurer.
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